Un amour vrai | Page 7

Laure Conan
une promenade à l'Île-aux-Coudres, excursion que
la présence de Francis m'a rendue vraiment délicieuse. Puis, il y a
maintenant dans mon âme quelque chose qui donne à la nature une
splendeur que je ne lui connaissais pas. Mon Dieu, quel sera donc le
ravissement de vous aimer dans votre ciel si beau, puisque, dès cette
vie, il y a tant de bonheur à aimer vos créatures!
Au havre Jacques-Cartier, nous nous sommes agenouillés à l'endroit où
la messe a été dite pour la première fois au Canada. Je ne regardai pas
M. Douglas. Il m'était pénible de le voir étranger aux sentiments que ce

souvenir réveille. Mais sur le rocher où le sang de Jésus-Christ a coulé,
je demandai pour lui la foi. Oui, mon Dieu, vous m'exaucerez. Je le
verrai catholique. Ce froid protestantisme n'est pas fait pour lui.
Nous prîmes le dîner sur l'herbe, dans le voisinage de la roche
pleureuse. Cet endroit de l'île est d'une beauté ravissante. Il y règne un
calme profond, une fraîcheur délicieuse. La journée avait ce charme
particulier à l'automne. Francis semblait enchanté, et s'oubliait devant
cette belle nature.
--C'est beau, et je suis heureux, me dit-il.
--Alors, remercions Dieu, car moi aussi je suis heureuse.
Il ne répondit rien, mais je vis briller cette flamme lumineuse qui
s'allume parfois dans son regard.
Les conversations s'éteignaient; je ne sais pourquoi mon âme inclina
tout à coup à la tristesse: notre vie s'écoule, pensai-je en écoutant le
bruit des vagues sur la grève, chaque flot en emporte un moment.
Presque sans me rendre compte de ce mouvement, je me tournai vers
Francis:
--Vous connaissez cette pensée d'une femme célèbre: Sommes-nous
heureux, les bornes de la vie nous pressent de toutes parts.
--C'est douloureusement vrai.
Et nous parlâmes de cette soif de l'infini qui fait notre tourment et notre
gloire. Sa sensibilité, si vive et si profonde, le rendait parfois éloquent.
Jamais je n'avais compris, comme en l'écoutant, notre _misère très
auguste_, notre _grandeur très misérable_. J'aurais voulu lui dire quelle
force les catholiques trouvent dans la communion, mais je n'osai pas. Il
faut avoir reçu Jésus-Christ dans son coeur, pour comprendre la joie de
cette union qui _éteint tous les désirs_. La belle voix d'Elmire chantait:
Vole haut, près de Dieu; les seules amours fidèles sont avec lui.
Ces paroles me marquèrent, et Francis s'en aperçut. Il se mit à me
parler de son amour pour moi:
--Je préférerais vous entendre dire que vous aimez Dieu.
Il me répondit avec une douceur incomparable:
--Si vous l'aimiez moins, je ne vous aimerais pas comme je vous aime.
On le pria de chanter. Il y consentit et me dit:
--Je n'ai jamais chanté depuis la mort de mon pauvre Charles, mais
aujourd'hui il me semble que je trouverai de la douceur à vous chanter
quelque chose que ce cher ami aimait et chantait souvent.

Il commença les Adieux de Schubert. Ah! quelle émotion, quelle
puissance de sentiment il y avait dans sa voix, et comme j'aurais voulu
être seule pour pleurer à mon aise! Qu'elle est touchante cette amitié
qui survit à la mort, au temps et à l'amour! Certes, je suis profondément
sensible à tout ce qui le touche. Je donnerais ma vie pour lui épargner
une douleur, et pourtant je vois avec une sorte de joie que rien ne le
consolera jamais entièrement de la mort de son ami. Il est si bon d'être
aimé d'un coeur qui n'oublie point! Oui, je le sais, son ami lui manquera
toujours, toute ma tendresse sera impuissante à le consoler
complètement, mais aussi, si je mourais, personne ne me remplacerait
dans son coeur. Dieu seul pourrait le consoler, et de lui je ne suis pas
jalouse.
Nous laissâmes l'île vers le soir. Le retour fut enchanteur. Je regardais
autour de moi, et une sécurité profonde, une paix inexprimable
remplissait mon coeur.
Ô mon Dieu, vous êtes bon, la vie est douce et la terre est belle!
Le mariage de Thérèse était fixé à l'été suivant. Dans le mois de juin
elle écrivait dans son journal:
"Mon Dieu, pourquoi ne m'exaucez-vous pas? J'attendais tant des
prières continuelles que je fais faire pour lui, et voilà que je suis bien
près de désespérer.
Ce matin, je rencontrai Francis en sortant de l'église du Gesù. J'avais
bien prié pour lui. J'osai le lui dire, et la première fois de ma vie, je lui
parlai de mes espérances pour sa conversion. Il ne cacha pas son
mécontentement et répondit avec une froideur glaciale:
--Je vous excuse en faveur de votre intention. Et il ajouta. Oh! les dures
et cruelles paroles!--Vous vous abusez étrangement. Jamais je ne serai
catholique. Comment osez-vous me parler de ce que vous appelez vos
espérances?
Comme si je pouvais lui cacher toujours le voeu le plus ardent de
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