Thaïs | Page 9

Anatole France
vue ses larges eaux vertes où des voiles
glissaient comme des ailes d'oiseaux, où, ça et là, au bord, se mirait une
maison blanche, et sur lesquelles flottaient au loin des vapeurs légères,
tandis que des îles lourdes de palmes, de fleurs et de fruits, laissaient
s'échapper de leurs ombres des nuées bruyantes de canards, d'oies, de
flamants et de sarcelles. A gauche, la grasse vallée étendait jusqu'au
désert ses champs et ses vergers qui frissonnaient dans la joie, le soleil
dorait les épis, et la fécondité de la terre s'exhalait en poussières
odorantes. A cette vue, Paphnuce, tombant à genoux, s'écria:
--Béni soit le Seigneur, qui a favorisé mon voyage! Toi qui répands ta
rosée sur les figuiers de l'Arsinoïtide, mon Dieu, fais descendre la grâce
dans l'âme de cette Thaïs que tu n'as pas formée avec moins d'amour
que les fleurs des champs et les arbres des jardins. Puisse-t-elle fleurir
par mes soins comme un rosier balsamique dans ta Jérusalem céleste!
Et chaque fois qu'il voyait un arbre fleuri ou un brillant oiseau, il
songeait à Thaïs. C'est ainsi que, longeant le bras gauche du fleuve à
travers des contrées fertiles et populeuses, il atteignit en peu de
journées cette Alexandrie que les Grecs ont surnommée la belle et la
dorée. Le jour était levé depuis une heure quand il découvrit du haut
d'une colline la ville spacieuse dont les toits étincelaient dans la vapeur

rose. Il s'arrêta et, croisant les bras sur sa poitrine:
--Voilà donc, se dit-il, le séjour délicieux où je suis né dans le péché,
l'air brillant où j'ai respiré des parfums empoisonnés, la mer
voluptueuse où j'écoutais chanter les Sirènes! Voilà mon berceau selon
la chair, voilà ma patrie selon le siècle! Berceau fleuri, patrie illustre au
jugement des hommes! Il est naturel à tes enfants, Alexandrie, de te
chérir comme une mère et je fus engendré dans ton sein
magnifiquement paré. Mais l'ascète méprise la nature, le mystique
dédaigne les apparences, le chrétien regarde sa patrie humaine comme
un lieu d'exil, le moine échappe à la terre. J'ai détourné mon coeur de
ton amour, Alexandrie. Je te hais! Je te hais pour ta richesse, pour ta
science, pour ta douceur et pour ta beauté. Soit maudit, temple des
démons! Couche impudique des gentils, chaire empestée des ariens,
sois maudite! Et toi, fils ailé du Ciel qui conduisis le saint ermite
Antoine, notre père, quand, venu du fond du désert, il pénétra dans
cette citadelle de l'idolâtrie pour affermir la foi des confesseurs et la
constance des martyrs, bel ange du Seigneur, invisible enfant, premier
souffle de Dieu, vole devant moi et parfume du battement de tes ailes
l'air corrompu que je vais respirer parmi les princes ténébreux du
siècle!
Il dit et reprit sa route. Il entra dans la ville par la porte du Soleil. Cette
porte était de pierre et s'élevait avec orgueil. Mais des misérables,
accroupis dans son ombre, offraient aux passants des citrons et des
figues ou mendiaient une obole en se lamentant.
Une vieille femme en haillons, qui était agenouillée là, saisit le cilice
du moine, le baisa et dit:
--Homme du Seigneur, bénis-moi afin que Dieu me bénisse. J'ai
beaucoup souffert en ce monde, je veux avoir toutes les joies dans
l'autre. Tu viens de Dieu, ô saint homme, c'est pourquoi la poussière de
tes pieds est plus précieuse que l'or.
--Le Seigneur soit loué, dit Paphnuce.
Et il forma de sa main entr'ouverte le signe de la rédemption sur la tête
de la vieille femme.
Mais à peine avait-il fait vingt pas dans la rue qu'une troupe d'enfants
se mit à le huer et à lui jeter des pierres en criant:
--Oh! le méchant moine! Il est plus noir qu'un cynocéphale et plus
barbu qu'un bouc. C'est un fainéant! Que ne le pend-on dans quelque

verger, comme un Priape de bois, pour effrayer les oiseaux? Mais non,
il attirerait la grêle sur les amandiers en fleurs. Il porte malheur. Qu'on
le crucifie, le moine! qu'on le crucifie!
Et les pierres volaient avec les cris.
--Mon Dieu! bénissez ces pauvres enfants, murmura Paphnuce.
Et il poursuivit son chemin songeant:
--Je suis en vénération à cette vieille femme et en mépris à ces enfants.
Ainsi un même objet est apprécié différemment par les hommes qui
sont incertains dans leurs jugements et sujets à l'erreur. Il faut en
convenir, pour un gentil, le vieillard Timoclès n'est pas dénué de sens.
Aveugle, il se sait privé de lumière. Combien il l'emporte pour le
raisonnement sur ces idolâtres qui s'écrient du fond de leurs épaisses
ténèbres: Je vois le jour! Tout dans ce monde est mirage et sable
mouvant. En Dieu seul est la stabilité.
Cependant il traversait la ville d'un pas rapide. Après dix années
d'absence, il en reconnaissait chaque pierre, et
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