Tarass Boulba | Page 9

Nikolai Vassilievitch Gogol
contre terre, la face dans la boue.
Un rire harmonieux et perçant retentit sur sa tête. Il leva les yeux, et
aperçut à la fenêtre d'une maison une jeune fille de la plus ravissante
beauté. Elle était blanche et rose comme la neige éclairée par les
premiers rayons du soleil levant. Elle riait à gorge déployée, et son rire
ajoutait encore un charme à sa beauté vive et fière. Il restait là, stupéfait,
la regardait bouche béante, et, essuyant machinalement la boue qui lui
couvrait la figure, il l'étendait encore davantage. Qui pouvait être cette
belle fille? Il en adressa la question aux gens de service richement vêtus
qui étaient groupés devant la porte de la maison autour d'un jeune
joueur de bandoura. Mais ils lui rirent au nez, en voyant son visage
souillé, et ne daignèrent pas lui répondre. Enfin, il apprit que c'était la
fille du vaïvode de Kovno, qui était venu passer quelques jours à Kiew.
La nuit suivante, avec la hardiesse particulière aux boursiers, il
s'introduisit par la clôture en palissade dans le jardin de la maison, qu'il
avait notée, grimpa sur un arbre dont les branches s'appuyaient sur le
toit de la maison, passa de là sur le toit, et descendit par la cheminée
dans la chambre à coucher de la jeune fille. Elle était alors assise près
d'une lumière, et détachait de riches pendants d'oreilles. La pelle
Polonaise s'effraya tellement à la vue d'un homme inconnu, si
brusquement tombé devant elle, qu'elle ne put prononcer un mot. Mais
quand elle s'aperçut que le boursier se tenait immobile, baissant les
yeux et n'osant pas remuer un doigt de la main, quand elle reconnut en
lui l'homme qui, devant elle, était tombé dans la rue d'une manière si
ridicule, elle partit de nouveau d'un grand éclat de rire. Et puis, il n'y
avait rien de terrible dans les traits d'Andry; c'était au contraire un
charmant visage. Elle rit longtemps, et finit par se moquer de lui. La
belle était étourdie comme une Polonaise, mais ses yeux clairs et
sereins jetaient de ces longs regards qui promettent la constance. Le
pauvre étudiant respirait à peine. La fille du vaïvode s'approcha
hardiment, lui posa sur la tête sa coiffure en diadème, et jeta sur ses
épaules une collerette transparente ornée de festons d'or. Elle fit de lui
mille folies, avec le sans-gêne d'enfant qui est le propre des Polonaises,
et qui jeta le jeune boursier dans une confusion inexprimable. Il faisait
une figure assez niaise, en ouvrant la bouche et regardant fixement les
yeux de l'espiègle. Un bruit soudain l'effraya. Elle lui ordonna de se
cacher, et dès que sa frayeur se fut dissipée, elle appela sa servante,

femme tatare prisonnière, et lui donna l'ordre de le conduire
prudemment par le jardin pour le mettre dehors. Mais cette fois-ci,
l'étudiant ne fut pas si heureux en traversant la palissade. Le gardien
s'éveilla, l'aperçut, donna l'alarme, et les gens de la maison le
reconduisirent à coups de bâton dans la rue jusqu'à ce que ses jambes
rapides l'eussent mis hors de leurs atteintes. Après cette aventure, il
devint dangereux pour lui de passer devant la maison du vaïvode, car
ses serviteurs étaient très nombreux. Andry la vit encore une fois dans
l'église. Elle le remarqua, et lui sourit malicieusement comme à une
vieille connaissance. Bientôt après le vaïvode de Kovno quitta la ville,
et une grosse figure inconnue se montra à la fenêtre où il avait vu la
belle Polonaise aux yeux noirs. C'est à cela que pensait Andry, en
penchant la tête sur le cou de son cheval.
Mais dès longtemps la steppe les avait embrassés dans son sein
verdoyant. L'herbe haute les entourait de tous côtés, de sorte qu'on ne
voyait plus que les bonnets noirs des Cosaques au-dessus des tiges
ondoyantes.
-- Eh, eh, qu'est-ce que cela veut dire, enfants? vous voilà tout
silencieux, s'écria tout à coup Boulba sortant de sa rêverie. On dirait
que vous êtes devenus des moines. Au diable toutes les noires pensées!
Serrez vos pipes dans vos dents, donnez de l'éperon à vos chevaux, et
mettons-nous à courir de façon qu'un oiseau ne puisse nous attraper.
Et les Cosaques, se courbant sur le pommeau de la selle, disparurent
dans l'herbe touffue. On ne voyait plus même leurs bonnets; le rapide
éclair du sillon qu'ils traçaient dans l'herbe indiquait seul la direction de
leur course.
Le soleil s'était levé dans un ciel sans nuage, et versait sur la steppe sa
lumière chaude et vivifiante.
Plus on avançait dans la steppe, plus elle devenait sauvage et belle. À
cette époque, tout l'espace qui se nomme maintenant la
Nouvelle-Russie, de l'Ukraine à la mer Noire, était un désert vierge et
verdoyant. Jamais la charrue n'avait laissé de trace à travers les flots
incommensurables de ses
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