Tarass Boulba | Page 6

Nikolai Vassilievitch Gogol
venue s'accroupir au chevet de ses fils bien-aim��s, qui reposaient l'un pr��s de l'autre. Elle peignait leur jeune chevelure, les baignait de ses larmes, les regardait de tous ses yeux, de toutes les forces de son ��tre, sans pouvoir se rassasier de les contempler. Elle les avait nourris de son lait, ��lev��s avec une tendresse inqui��te, et voil�� qu'elle ne doit les voir qu'un instant.
?Mes fils, mes fils ch��ris! que deviendrez-vous? qu'est-ce qui vous attend?? disait-elle; et des larmes s'arr��taient dans les rides de son visage, autrefois beau.
En effet, elle ��tait bien digne de piti��, comme toute femme de ce temps-l��. Elle n'avait v��cu d'amour que peu d'instants, pendant la premi��re fi��vre de la jeunesse et de la passion; et son rude amant l'avait abandonn��e pour son sabre, pour ses camarades, pour une vie aventureuse et d��r��gl��e. Elle ne voyait son mari que deux ou trois jours par an; et, m��me quand il ��tait l��, quand ils vivaient ensemble, quelle ��tait sa vie? Elle avait �� supporter des injures, et jusqu'�� des coups, ne recevant que des caresses rares et d��daigneuses. La femme ��tait une cr��ature ��trange et d��plac��e dans ce ramas d'aventuriers farouches. Sa jeunesse passa rapidement, sans plaisirs; ses belles joues fra?ches, ses blanches ��paules se fan��rent dans la solitude, et se couvrirent de rides pr��matur��es. Tout ce qu'il y a d'amour, de tendresse, de passion dans la femme, se concentra chez elle en amour maternel. Ce soir-l��, elle restait pench��e avec angoisse sur le lit de ses enfants, comme la tcha?ka[13] des steppes plane sur son nid. On lui prend ses fils, ses chers fils; on les lui prend pour qu'elle ne les revoie peut- ��tre jamais: peut-��tre qu'�� la premi��re bataille, des Tatars leur couperont la t��te, et jamais elle ne saura ce que sont devenus leurs corps abandonn��s en pature aux oiseaux voraces. En sanglotant sourdement, elle regardait leurs yeux que tenait ferm��s l'irr��sistible sommeil.
?Peut-��tre, pensait-elle, Boulba remettra-t-il son d��part �� deux jours? Peut-��tre ne s'est-il d��cid�� �� partir sit?t que parce qu'il a beaucoup bu aujourd'hui??
Depuis longtemps la lune ��clairait du haut du ciel la cour et tous ses dormeurs, ainsi qu'une masse de saules touffus et les hautes bruy��res qui croissaient contre la cl?ture en palissades. La pauvre femme restait assise au chevet de ses enfants, les couvant des yeux et sans penser au sommeil. D��j�� les chevaux, sentant venir l'aube, s'��taient couch��s sur l'herbe et cessaient de brouter. Les hautes feuilles des saules commen?aient �� fr��mir, �� chuchoter, et leur babillement descendait de branche en branche. Le hennissement aigu d'un poulain retentit tout �� coup dans la steppe. De larges lueurs rouges apparurent au ciel. Boulba s'��veilla soudain et se leva brusquement. Il se rappelait tout ce qu'il avait ordonn�� la veille.
-- Assez dormi, gar?ons; il est temps, il est temps! faites boire les chevaux. Mais o�� est la vieille (c'est ainsi qu'il appelait habituellement sa femme)? Vite, vieille! donne-nous �� manger, car nous avons une longue route devant nous.
Priv��e de son dernier espoir, la pauvre vieille se tra?na tristement vers la maison. Pendant que, les larmes aux yeux, elle pr��parait le d��jeuner, Boulba distribuait ses derniers ordres, allait et venait dans les ��curies, et choisissait pour ses enfants ses plus riches habits. Les ��tudiants chang��rent en un moment d'apparence. Des bottes rouges, �� petits talons d'argent, remplac��rent leurs mauvaises chaussures de coll��ge. Ils ceignirent sur leurs reins, avec un cordon dor��, des pantalons larges comme la mer Noire, et form��s d'un million de petits plis. �� ce cordon pendaient de longues lani��res de cuir, qui portaient avec des houppes tous les ustensiles du fumeur. Un casaquin de drap rouge comme le feu leur fut serr�� au corps par une ceinture brod��e, dans laquelle on glissa des pistolets turcs damasquin��s. Un grand sabre leur battait les jambes. Leurs visages, encore peu h��l��s, semblaient alors plus beaux et plus blancs. De petites moustaches noires relevaient le teint brillant et fleuri de la jeunesse. Ils ��taient bien beaux sous leurs bonnets d'astrakan noir termin��s par des calottes dor��es. Quand la pauvre m��re les aper?ut, elle ne put prof��rer une parole, et des larmes craintives s'arr��t��rent dans ses yeux fl��tris.
-- Allons, mes fils, tout est pr��t, plus de retard, dit enfin Boulba. Maintenant, d'apr��s la coutume chr��tienne, il faut nous asseoir avant de partir.
Tout le monde s'assit en silence dans la m��me chambre, sans excepter les domestiques, qui se tenaient respectueusement pr��s de la porte.
-- �� pr��sent, m��re, dit Boulba, donne ta b��n��diction �� tes enfants; prie Dieu qu'ils se battent toujours bien, qu'ils soutiennent leur honneur de chevaliers, qu'ils d��fendent la religion du Christ; sinon, qu'ils p��rissent, et qu'il ne reste rien d'eux sur la terre. Enfants, approchez de votre m��re; la pri��re d'une m��re pr��serve de tout danger sur la terre et sur
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