Tarass Boulba | Page 8

Nikolai Vassilievitch Gogol
cette soif d'entreprises qui devait, plus tard, se satisfaire dans la setch. Les boursiers[16] parcouraient affamés les rues de Kiew, obligeant les habitants à la prudence. Les marchands des bazars couvraient toujours des deux mains leurs gateaux, leurs petits patés, leurs graines de pastèques, comme l'aigle couvre ses aiglons, dès que passait un boursier. Le consul[17] qui devait, d'après sa charge, veiller aux bonnes moeurs de ses subordonnés, portait de si larges poches dans ses pantalons, qu'il e?t pu y fourrer toute la boutique d'une marchande inattentive. Ces boursiers composaient un monde à part. Ils ne pouvaient pas pénétrer dans la haute société, qui se composait de nobles, Polonais et Petits-Russiens. Le va?vode lui-même, Adam Kissel, malgré la protection dont il honorait l'académie, défendait qu'on menat les étudiants dans le monde, et voulait qu'on les traitat sévèrement. Du reste, cette dernière recommandation était fort inutile, car ni le recteur, ni les professeurs ne ménageaient le fouet et les étrivières. Souvent, d'après leurs ordres, les licteurs rossaient les consuls de manière à leur faire longtemps gratter leurs pantalons. Beaucoup d'entre eux ne comptaient cela pour rien, ou, tout au plus, pour quelque chose d'un peu plus fort que de l'eau-de-vie poivrée. Mais d'autres finissaient par trouver un tel chauffage si désagréable, qu'ils s'enfuyaient à la setch, s'ils en savaient trouver le chemin et n'étaient point rattrapés en route. Ostap Boulba, malgré le soin qu'il mettait à étudier la logique et même la théologie, ne put jamais s'affranchir des implacables étrivières. Naturellement, cela dut rendre son caractère plus sombre, plus intraitable, et lui donner la fermeté qui distingue le Cosaque. Il passait pour très bon camarade; s'il n'était presque jamais le chef dans les entreprises hardies, comme le pillage d'un potager, toujours il se mettait des premiers sous le commandement d'un écolier entreprenant, et jamais, en aucun cas, il n'e?t trahi ses compagnons. Aucun chatiment ne l'y e?t pu contraindre. Assez indifférent à tout autre plaisir que la guerre ou la bouteille, car il pensait rarement à autre chose, il était loyal et bon, du moins aussi bon qu'on pouvait l'être avec un tel caractère et dans une telle époque. Les larmes de sa pauvre mère l'avaient profondément ému; c'était la seule chose qui l'e?t troublé, et qui lui fit baisser tristement la tête.
Son frère cadet, Andry, avait les sentiments plus vifs et plus ouverts. Il apprenait avec plus de plaisir, et sans les difficultés que met au travail un caractère lourd et énergique. Il était plus ingénieux que son frère, plus souvent le chef d'une entreprise hardie; et quelquefois, à l’aide de son esprit inventif, il savait éluder la punition, tandis que son frère Ostap, sans se troubler beaucoup, ?tait son caftan et se couchait par terre, ne pensant pas même à demander grace. Andry n'était pas moins dévoré du désir d'accomplir des actions héro?ques; mais son ame était abordable à d'autres sentiments. Le besoin d'aimer se développa rapidement en lui, dès qu'il eut passé sa dix-huitième année. Des images de femme se présentaient souvent à ses pensées br?lantes. Tout en écoutant les disputes théologiques, il voyait l'objet de son rêve avec des joues fra?ches, un sourire tendre et des yeux noirs. Il cachait soigneusement à ses camarades les mouvements de son ame jeune et passionnée; car, à cette époque, il était indigne d'un Cosaque de penser aux femmes et à l'amour avant d'avoir fait ses preuves dans une bataille. En général, dans les dernières années de son séjour au séminaire, il se mit plus rarement en tête d'une troupe aventureuse; mais souvent il errait dans quelque quartier solitaire de Kiew, où de petites maisonnettes se montraient engageantes à travers leurs jardins de cerisiers. Quelquefois il pénétrait dans la rue de l'aristocratie, dans cette partie de la ville qui se nomme maintenant le vieux Kiew, et qui, alors habitée par des seigneurs petits-russiens et polonais, se composait de maisons baties avec un certain luxe. Un jour qu'il passait là, rêveur, le lourd carrosse d'un seigneur polonais manqua de l'écraser, et le cocher à longues moustaches qui occupait le siège le cingla violemment de son fouet. Le jeune écolier, bouillonnant de colère, saisit de sa main vigoureuse, avec une hardiesse folle, une roue de derrière du carrosse, et parvint à l'arrêter quelques moments. Mais le cocher, redoutant une querelle, lan?a ses chevaux en les fouettant, et Andry, qui avait heureusement retiré sa main, fut jeté contre terre, la face dans la boue. Un rire harmonieux et per?ant retentit sur sa tête. Il leva les yeux, et aper?ut à la fenêtre d'une maison une jeune fille de la plus ravissante beauté. Elle était blanche et rose comme la neige éclairée par les premiers rayons du soleil levant. Elle riait à gorge déployée, et son rire ajoutait encore un charme à sa beauté vive
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