vu le Tahitien que Bougainville avait pris sur son bord, et transporté dans ce pays-ci??
B. Je l'ai vu?; il s'appelait Aotourou. à la première terre qu'il aper?ut, il la prit pour la patrie du voyageur?; soit qu'on lui en e?t imposé sur la longueur du voyage?; soit que, trompé naturellement par le peu de distance apparente des bords de la mer qu'il habitait, à l'endroit où le ciel semble confiner avec l'horizon, il ignorat la véritable étendue de la terre. L'usage commun des femmes était si bien établi dans son esprit, qu'il se jeta sur la première Européenne qui vint à sa rencontre, et qu'il se disposait très sérieusement à lui faire la politesse de Tahiti. Il s'ennuyait parmi nous. L'alphabet tahitien n'ayant ni b, ni c, ni d, ni f, ni g, ni q, ni x, ni y, ni z, il ne put jamais apprendre à parler notre langue, qui offrait à ses organes inflexibles trop d'articulations étrangères et de sons nouveaux. Il ne cessait de soupirer après son pays, et je n'en suis pas étonné. Le voyage de Bougainville est le seul qui m'ait donné du go?t pour une autre contrée que la mienne?; jusqu'à cette lecture, j'avais pensé qu'on n'était nulle part aussi bien que chez soi?; résultat que je croyais le même pour chaque habitant de la terre?; effet naturel de l'attrait du sol?; attrait qui tient aux commodités dont on jouit, et qu'on n'a pas la même certitude de retrouver ailleurs.
A. Quoi?! vous ne croyez pas l'habitant de Paris aussi convaincu qu'il croisse des épis dans la campagne de Rome que dans les champs de la Beauce??
B. Ma foi, non. Bougainville a renvoyé Aotourou, après avoir pourvu aux frais et à la s?reté de son retour.
A. ? Aotourou?! que tu seras content de revoir ton père, ta mère, tes frères, tes soeurs, tes compatriotes, que leur diras-tu de nous??
B. Peu de choses, et qu'ils ne croiront pas.
A. Pourquoi peu de choses??
B. Parce qu'il en a peu con?ues, et qu'il ne trouvera dans sa langue aucun terme correspondant à celles dont il a quelques idées.
A. Et pourquoi ne le croiront-ils pas??
B. Parce qu'en comparant leurs moeurs aux n?tres, ils aimeront mieux prendre Aotourou pour un menteur, que de nous croire si fous.
A. En vérité??
B. Je n'en doute pas?: la vie sauvage est si simple, et nos sociétés sont des machines si compliquées?! Le Tahitien touche à l'origine du monde, et l'Européen touche à sa vieillesse. L'intervalle qui le sépare de nous est plus grand que la distance de l'enfant qui na?t à l'homme décrépit. Il n'entend rien à nos usages, à nos lois, ou il n'y voit que des entraves déguisées sous cent formes diverses, entraves qui ne peuvent qu'exciter l'indignation et le mépris d'un être en qui le sentiment de la liberté est le plus profond des sentiments.
A. Est-ce que vous donneriez dans la fable de Tahiti??
B. Ce n'est point une fable?; et vous n'auriez aucun doute sur la sincérité de Bougainville, si vous connaissiez le supplément de son Voyage.
A. Et où trouve-t-on ce supplément??
B. Là, sur cette table.
A. Est-ce que vous ne me le confierez pas??
B. Non?; mais nous pourrons le parcourir ensemble, si vous voulez.
A. Assurément, je le veux. Voilà le brouillard qui retombe, et l'azur du ciel qui commence à para?tre. Il semble que mon lot soit d'avoir tort avec vous jusque dans les moindres choses?; il faut que je sois bien bon pour vous pardonner une supériorité aussi continue?!
B. Tenez, tenez, lisez?: passez ce préambule qui ne signifie rien, et allez droit aux adieux que fit un des chefs de l'?le à nos voyageurs. Cela vous donnera quelque notion de l'éloquence de ces gens-là.
A. Comment Bougainville a-t-il compris ces adieux prononcés dans une langue qu'il ignorait??
B. Vous le saurez.
CHAPITRE II - LES ADIEUX DU VIEILLARD -------------------------------------
C'est un vieillard qui parle. Il était père d'une famille nombreuse. à l'arrivée des Européens, il laissa tomber des regards de dédain sur eux, sans marquer ni étonnement, ni frayeur, ni curiosité. Ils l'abordèrent?; il leur tourna le dos et se retira dans sa cabane. Son silence et son souci ne décelaient que trop sa pensée?: il gémissait en lui-même sur les beaux jours de son pays éclipsés. Au départ de Bougainville, lorsque les habitants accouraient en foule sur le rivage, s'attachaient à ses vêtements, serraient ses camarades entre leurs bras, et pleuraient, ce vieillard s'avan?a d'un air sévère, et dit?: ? Pleurez malheureux Tahitiens?! pleurez?; mais que ce soit de l'arrivée, et non du départ de ces hommes ambitieux et méchants?: un jour, vous les conna?trez mieux. Un jour, ils reviendront, le morceau de bois que vous voyez attaché à la ceinture de celui-ci, dans une main, et le fer qui pend au c?té de celui-là, dans l'autre, vous encha?ner, vous égorger, ou vous assujettir
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