Souvenirs dun sexagénaire, Tome I | Page 5

Antoine Vincent Arnault
qu'il n'épargne pas à son ami, M. de Bourrienne le disculpe victorieusement sur certains chefs d'accusation qui passaient pour fondés[4]. C'est toujours quelque chose.
Souhaitons que M. de Bourrienne fasse un jour dans son propre intérêt ce qu'il a fait dans celui de Napoléon, et qu'il réfute par des démonstrations les reproches qu'on lui adresse et auxquels il n'oppose que des dénégations.
Ses Mémoires contiennent sa propre histoire autant que celle de Napoléon; cela devait être. Quand on publie un factum à l'occasion d'un procès où l'on est impliqué, il est difficile de ne pas parler beaucoup de soi.
Il n'en est pourtant pas ainsi des Mémoires de M. Constant. C'est presque uniquement de Napoléon que cet autre commensal de Napoléon nous entretient. Il avait aussi un procès à soutenir devant le public, et prenait la plume dans un intérêt assez semblable à celui qui l'a fait prendre à M. de Bourrienne. S'il n'a pas été renvoyé par son ma?tre, il a quitté. Le public lui demandait par quels motifs, au moment de la mauvaise fortune, il s'était séparé du grand homme qui l'avait appelé auprès de lui au temps de sa prospérité.
On n'attend pas d'un domestique toute la délicatesse qu'on exige d'un secrétaire, en conséquence, on e?t vu sans surprise celui-ci justifier cet abandon aux dépens de son patron; et comme un héros ne l'est pas pour son valet, on comptait sur des révélations qui auraient montré sous un aspect un peu moins louable dans sa vie privée l'homme qui dans sa vie publique commande si fréquemment l'admiration; on s'attendait à ce que cet ennemi intime ferait voir un tyran domestique dans le despote qui asservissait l'Europe: c'était une consolation pour l'envie. Malheureusement il n'en a pas été ainsi; et des serviteurs de Napoléon qui ont écrit de lui, M. de Bourrienne est le seul pour qui le proverbe précité ne soit pas en défaut.
Loin d'être d'un ennemi, les révélations du valet de chambre sont de l'ami le plus dévoué et donnent du ma?tre l'idée la plus favorable. Elles démontrent que personne n'était plus traitable dans son intérieur, plus doux avec ses gens que l'homme qui fut si terrible aux rois; que si sa tête était ouverte à toutes les ambitions, son coeur n'était fermé à aucune affection tendre, et qu'il était accessible aux sentimens d'humanité qui semblent le plus incompatibles avec les habitudes de la politique.
Cette histoire de la vie intérieure de Napoléon est complète, trop complète peut-être. On y voit que la galanterie était un délassement pour cet empereur, comme pour tant de personnages qui l'ont précédé sur le tr?ne, et qu'en faiblesses même, il ne lui manquait rien de ce que nous divinisions dans nos rois. Mais s'il ressemble aux plus grands d'entre eux sous ce rapport, du moins est-il un point sous lequel il en diffère: c'est qu'il ne tirait pas vanité de ses faiblesses, c'est qu'il n'appelait pas l'attention publique sur ce que le public devait ignorer, c'est qu'il respectait assez la morale pour tenir secret ce dont la morale pouvait s'offenser, c'est qu'il ne prétendait pas obliger le peuple à honorer les femmes qu'il e?t déshonorées par cette injurieuse exigence.
Son confident ne l'a pas tout-à-fait imité dans sa réserve. Mais encore ne fait-il qu'entr'ouvrir le rideau de l'alc?ve impériale; et s'il ne se tait pas sur les faits, se tait-il toujours sur les noms. Cela est louable à une époque où tant de chroniqueurs spéculent sur le scandale, où les réputations sont continuellement sacrifiées à de vils intérêts de librairie, où tant de faiseurs de Mémoires exploitent surtout la diffamation, ingrédient non moins favorable au succès d'un livre que le fumier à la fertilité d'un champ, et s'emparant de l'honneur des gens, de leur vivant même, en usent avec eux comme ces apprentis de Saint-C?me avec le chien vivant qu'ils soumettent au tranchant du scalpel.
Joints à ceux de M. de Bourrienne et à ceux du duc de Rovigo, les Mémoires de Constant, qui embrassent l'histoire de Napoléon depuis son avènement au pouvoir jusqu'à son abdication, ne laissaient guère à désirer que des détails plus circonstanciés sur la partie de sa vie antérieure à son élévation.
Cette lacune vient d'être remplie en partie par les Mémoires de Mme la Duchesse d'Abrantès. On y trouve des détails précieux sur l'enfance et l'adolescence de cet homme si extraordinaire, qui, d'origine grecque, annon?ait en lui dès l'age le plus tendre un homme de Plutarque, comme le disait Paoli. On y voit l'instinct de la supériorité se manifester dans les passions de ce jeune homme qu'on accusait de bizarrerie et de morosité, parce qu'il était tourmenté de ce malaise qu'éprouve une ame impatiente d'employer de hautes capacités; un génie qui, comme l'aigle emprisonné dans une cage, se débat dans une condition médiocre, jusqu'au moment où il lui est permis de briser les
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