Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth Vigée-Lebrun | Page 8

Louise-Elisabeth Vigée-Lebrun
premier mois d'avance, dix ou
douze louis, je crois. Bien joyeuse, je me couche dans une quiétude
parfaite; à deux heures du matin, voilà que j'entends un bruit infernal
précisément derrière ma tête; ce bruit était si violent, que la
gouvernante de ma fille, qui couchait deux chambres plus loin que la
mienne, en avait été réveillée. Dès que je suis levée, je fais venir mon
hôtesse pour lui demander la cause de cet horrible vacarme, et
j'apprends que c'est le bruit d'une pompe attachée à la muraille près de
mon lit: les blanchisseuses, ne pouvant blanchir le linge pendant le jour,
attendu l'extrême chaleur, ne venaient à cette pompe que la nuit. On
imagine si je m'empressai de quitter cette charmante petite maison.
Après avoir beaucoup cherché inutilement pour m'établir à ma fantaisie,
on m'indiqua un petit palais dans lequel je pouvais louer un
appartement; n'ayant encore rien trouvé qui pût me convenir, je pris le
parti de m'y installer. J'avais là bien plus d'espace qu'il n'en fallait pour
me loger commodément; mais toutes ces pièces étaient d'une saleté
dégoûtante. Enfin, après en avoir fait nettoyer quelques-unes, je vais
m'y établir. Dès la première nuit je pus juger des agrémens de cette
habitation. Un froid, une humidité effroyables, m'auraient permis de

dormir, qu'une troupe de rats énormes, qui couraient dans ma chambre,
qui rongeaient les boiseries et mes couleurs, m'en auraient empêchée.
Quand je demandai le lendemain au gardien comment il se faisait que
ce petit palais fût si froid et que les rats y eussent établi leur domicile, il
me répondit que depuis neuf ans on n'avait pu trouver à le louer: ce que
je n'eus point de peine à croire. Malgré tous ces inconvéniens,
cependant, je me vis forcée d'y rester six semaines.
Enfin, je trouvai une maison qui paraissait être entièrement à ma
convenance. Je ne la louai néanmoins que sous la condition de l'essayer
pendant une nuit, et à peine m'étais-je mise au lit, que j'entendis sur ma
tête un bruit tout-à-fait insurmontable; c'était une quantité innombrable
de vers qui grugeaient les solives. Dès que j'eus fait ouvrir les volets, le
bruit cessa; mais il n'en fallut pas moins abandonner cette maison à
mon grand regret, car je ne crois pas qu'il soit possible de déménager
plus souvent que je ne l'ai fait pendant mes différens séjours dans la
ville du Capitole: aussi suis-je restée convaincue que la chose la plus
difficile à faire dans Rome, c'est de s'y loger.

CHAPITRE III.
Portraits que je fais en arrivant à Rome.--Les palais.--Les églises.--La
Semaine-Sainte.--Le jour de Pâques.--La bénédiction du Pape.--La
Girande.--Le Carnaval.--Madame Benti.--Crescentini.--Marchesi.--Sa
dernière représentation à Rome.
Aussitôt après mon arrivée à Rome, je fis mon portrait pour la galerie
de Florence. Je me peignis la palette à la main, devant une toile sur
laquelle je trace la reine avec du crayon blanc. Puis, je peignis miss Pitt,
la fille de lord Camelfort. Elle avait seize ans, était fort jolie: aussi la
représentai-je en Hébé, sur des nuages, tenant à la main une coupe,
dans laquelle un aigle venait boire. J'ai peint cet aigle d'après nature, et
j'ai pensé être dévorée par lui. Il appartenait au cardinal de Bernis. Le
maudit animal, qui avait l'habitude d'être toujours en plein air, enchaîné
dans la cour, était si furieux de se trouver dans ma chambre, qu'il
voulait fondre sur moi, et j'avoue qu'il me fit grand'peur.

Je fis dans le même temps le portrait d'une Polonaise, la comtesse
Potoska. Elle vint chez moi avec son mari, et dès qu'il nous eut quittées,
elle me dit d'un grand sang-froid:--C'est mon troisième mari; mais je
crois que je vais reprendre le premier, qui me convient mieux, quoiqu'il
soit ivrogne. J'ai peint cette Polonaise d'une manière très pittoresque:
elle est appuyée sur un rocher couvert de mousse, et près d'elle
s'échappent des cascades.
Je peignis ensuite mademoiselle Roland, alors la maîtresse de lord
Welesley, qui a peu tardé à l'épouser. Puis, je fis mon portrait pour ma
réception à l'Académie de Rome; une copie de celui que je destinais à
Florence, que vint me demander lord Bristol; le portrait de lord Bristol
lui-même jusqu'aux genoux, et celui de madame Silva, jeune Portugaise
que j'ai retrouvée depuis à Naples, et dont je parlerai plus tard. En tout,
j'ai prodigieusement travaillé à Rome pendant les trois ans que j'ai
passés en Italie. Non seulement je trouvais une grande jouissance à
m'occuper de peinture, entourée comme je l'étais de tant de
chefs-d'oeuvre; mais il fallait aussi me refaire une fortune, car je ne
possédais pas cent francs de rente. Heureusement je n'eus qu'à choisir,
parmi les plus grands personnages, les portraits qu'il me plaisait de
faire.
La satisfaction d'habiter Rome pouvait seule me consoler un peu du
chagrin d'avoir quitté mon pays, ma famille, et
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