Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth Vigée-Lebrun | Page 6

Louise-Elisabeth Vigée-Lebrun
chapelle Sixtine, pour
admirer la voûte peinte à fresque par Michel-Ange, et le tableau
représentant le jugement dernier. Malgré toutes les critiques qu'on a
faites de celui-ci, il m'a semblé un chef-d'oeuvre du premier ordre, pour
l'expression et la hardiesse des raccourcis. Il y a vraiment du sublime
dans la composition, dans l'exécution. Quant au désordre qui y règne, il
est, selon moi, complètement justifié par le sujet.
Le lendemain, je suis allée voir le Muséum. Il est bien vrai qu'on ne
peut rien comparer sous le rapport des formes, du style et de l'exécution,
à tant de chefs-d'oeuvre antiques. C'est aux Grecs surtout qu'il
appartenait de réunir dans une aussi haute perfection l'élégance des
formes à la vérité. En voyant leurs ouvrages, on ne peut douter qu'ils
n'aient eu de bien admirables modèles, et que les hommes et les
femmes de la Grèce n'aient réalisé jadis ce que nous appelons le beau
idéal. Je n'ai fait encore que parcourir le muséum, mais l'Apollon, le
Gladiateur mourant, le groupe du Laocoon, ces beaux autels, ces
magnifiques candélabres, toutes ces beautés enfin qui me sont apparues,
m'ont déjà laissé des souvenirs ineffaçables.
Au moment où j'allais partir pour cette course au muséum, j'ai reçu la
visite des pensionnaires de l'Académie de peinture, au nombre desquels
était Girodet. Ils m'ont apporté la palette du jeune Drouais, et m'ont

demandé en échange quelques brosses dont je me sois servie pour
peindre. Je ne puis vous cacher, mon ami, à quel point j'ai été sensible à
cet hommage si distingué, à cette demande si flatteuse; j'en garderai
toujours une douce et reconnaissante pensée.
Combien je regrette de ne pas retrouver ici ce jeune Drouais, que la
mort vient de nous enlever cruellement! Je l'avais connu à Paris, il avait
même dîné chez moi avec ses camarades la veille du jour où tous sont
partis pour Rome. Vous n'avez pas oublié sans doute son beau Marius?
pour moi, je le vois encore. La foule se portait chez la mère du pauvre
Drouais pour voir ce tableau, qui était exposé chez elle. Hélas! la mort
ne respecte rien; n'a-t-elle pas frappé Raphaël avant qu'il eût trente-huit
ans? n'a-t-elle pas enlevé ce génie au monde, quand il était dans toute
sa force, dans toute son énergie? car je vous avoue que j'entre en fureur
lorsque je songe qu'on a osé dire, qu'on a osé écrire que Raphaël était
mort par suite d'excès, en un mot, de libertinage. Quoi! ce talent si pur,
si suave, aurait été chercher ses inspirations dans les mauvais lieux! De
bonne foi, cela peut-il se croire? Mais la preuve que rien n'est plus faux,
c'est que nous savons tous que Raphaël était amoureux, éperduement
amoureux de cette belle boulangère sans laquelle il ne pouvait vivre, à
qui il restait fidèle au point de refuser pour elle les honneurs, les
richesses et la main de la nièce du cardinal Bibiéna; tellement que,
lorsque enfin le pape se laissa fléchir et permit que la Fornarina rentrât
dans Rome, l'émotion de joie qu'il éprouva, le bonheur de revoir cette
femme adorée, contribuèrent beaucoup à terminer ses jours. Un homme
aussi passionné, aussi constant, pouvait-il rechercher les voluptés
grossières, se rouler dans la fange? Non, ces choses ne sont pas
compatibles; non, Raphaël n'était pas un libertin; il ne faut que regarder
ses têtes de Vierges pour être sûr du contraire.
Pardonnez-moi cette diatribe, mon ami: je sors du Vatican; c'est là
surtout que le divin maître a démontré toute la subtilité de son art. Les
copies que l'on a faites des chefs-d'oeuvre de Raphaël sont loin d'en
donner une juste idée; il faut les voir face à face pour admirer le dessin,
l'expression, la composition de chaque sujet: jusques aux draperies, tout
y est parfait. J'ai même remarqué que, dans la plus grande partie de ces
belles pages, la couleur avait la vérité du Titien.

La galerie, les salles, et même ce corridor du Vatican où j'ai vu dans le
fond la belle Cléopâtre mourante, tout cela est unique dans le monde.
Combien ne s'étonne-t-on pas de la variété des compositions de
Raphaël en voyant cette école d'Athènes, ordonnée avec tant de sagesse,
puis l'incendie de Borgo, composé dans un genre si différent? Mais ce
qui surprend le plus, c'est que celui qui est mort si jeune ait laissé tant
de chefs-d'oeuvre. Cela prouve avec évidence que la fécondité est un
attribut inhérent au génie.
Il est bien malheureux de voir que tant de belles productions soient
altérées, non-seulement par le temps, mais aussi parce qu'on permet que
de jeunes artistes aillent prendre le trait au calque. Je me rappelle à ce
sujet qu'un ancien directeur de l'Académie disait à ses élèves:
Qu'avez-vous besoin de prendre le trait des figures de Raphaël? prenez
la nature, morbleu! ce sera
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