Sous le burnous | Page 3

Hector France
Réveil.]

II
LES PREMIERS KROUMIRS
I
Il y a de cela bien des années, mais le souvenir en est encore vivant dans ma mémoire, car de là, peut-être, datent nos premières aventures avec les Kroumirs.
Nous occupions avec notre smala, le bordj d'El-Meridj, récemment bati sur la frontière de Tunisie, à douze lieues au nord-est de Tebessa et à une portée de fusil d'un affluent de l'Oued Mellegue, l'Oued Hohrirh. Cette rivière, profondément encaissée dans un lit inégal, effrité, crayeux, bordé de lauriers roses, nous séparait de la grande plaine qui s'étend du Keff à Galah et où sont semés les douars tunisiens des Ouled Sebira et des Beni Merzem.
Quelque temps auparavant, les Chéaias, fraction des Kroumirs, descendirent jusque-là avec leurs tentes et leurs troupeaux, fuyant devant les collecteurs du bey, qui appuyés de toute une armée, s'abattaient sur eux ainsi qu'un ouragan et les laissaient nus et dépouillés comme un champ d'orge après le passage d'une nuée de sauterelles. Il arriva que, pour leur échapper, ils traversèrent la frontière: mais ils tombèrent au milieu de nos goums, qui, gardiens vigilants de notre territoire, les razzièrent sans merci.
Alors, n'ayant plus ni troupeaux, ni tentes, ni grains, ces gens, poursuivis d'un c?té et pillés de l'autre, usèrent de représailles.
Il y eut de nombreuses incursions et de nombreuses escarmouches entre les tribus limitrophes. Algériens et Tunisiens passaient tour à tour la frontière, razziant moutons, boeufs, chameaux, chevaux et à l'occasion filles et femmes. Chaouias ou Chéaias, également pillards, également pauvres, également braves, échangeaient les mêmes horions.
Le bordj d'El-Meridj, que venait de faire construire le général Desveaux, commandant de la province de Constantine, sur l'emplacement indiqué par le colonel de spahis Flogny, commandant supérieur du cercle de Tebessa, eut précisément pour objet de pacifier cette partie de la frontière, en mettant fin à ces mutuelles querelles et à ces pillages réciproques.
Mais le but ne fut pas du premier coup atteint et, séparés seulement de la Régence, par une rivière, guéable en été, en plus d'un point, nous f?mes nous-mêmes longtemps exposés aux entreprises audacieuses des maraudeurs tunisiens.
En outre, les tribus que nous venions protéger et que notre présence empêchait d'exercer des représailles adressaient, au commandant du cercle, des plaintes continuelles sur les brigandages dont elles se disaient victimes de la fraction des Kroumirs razziée par elle jadis.
Aux Kroumirs, du reste, on imputait tout méfait, tant leur réputation était mauvaise.
Rapines des Béni Merzem, des Ouled Sebira, des Ouled Embarkem, étaient pour nous actes de Kroumirs. Tous les voleurs de la frontière, quel que f?t leur tribu, nous les confondions sous ce nom générique.
Les plaintes devinrent telles que le commandant de la smala, le capitaine F..., re?ut l'ordre de faire battre jour et nuit la campagne par des patrouilles de spahis, chargées d'arrêter tout indigène porteur d'armes.
Or, comme les Arabes, surtout ceux des frontières, ne s'engagent jamais par les chemins, sans un fusil à l'épaule et un flissa à la ceinture, les silos du bordj furent bient?t gorgés de prisonniers.
On les expédiait par fournées au bureau arabe de Tebessa qui, après un interrogatoire forcément sommaire, les relachait ou les dirigeait sur Constantine.
Comme de coutume, de pacifiques laboureurs de la plaine allèrent pourrir dans les prisons de la province ou furent envoyés au bagne de Cayenne, et des r?deurs de route, bandits de profession, furent reconnus purs de toute iniquité, car nos patrouilles ne tardèrent pas à prendre en flagrant délit de brigandage, des Kroumirs déjà arrêtés par elles et relachés par le bureau arabe.
Le commandant de la smala se plaignit; on lui répondit aigrement que c'était à lui d'aviser; que, chargé spécialement de maintenir la paix dans les tribus de la frontière, il était responsable de ce qui arriverait.
Aussi, fatigué des récriminations d'une part, des reproches de l'autre, fatigué surtout des vols incessants, il prit le parti de _rendre lui-même la justice_ comme cela se pratiquait depuis la conquête dans tous les postes isolés, et comme le général Négrier, dont le nom est encore l'effroi des Arabes, la rendait lui-même à la face du soleil, sur la place de la Brèche, à Constantine, par le sabre de son chaouch Braham[2].
[Note 2: Ce chaouch dont je parle dans ?l'Homme qui tue? et que je connus au 1er escadron du 3e spahis, coupa, de son propre aveu, plus de 2, 000 têtes.]
Donc, chaque fois que nos spahis rencontraient sur les chemins un indigène armé, ils lui faisaient subir un court interrogatoire.
--Où vas-tu?
--Faire la moisson à la Meskiana.
--Pourquoi as-tu un fusil?
--O musulmans! pouvez-vous me poser une telle question? Vous savez bien qu'un Arabe ne quitte jamais son fusil.
--Tu es un Kroumir?
--Sur la tête du Prophète, je sois un des Beni-Merzem. Voyez d'ici les tentes de mon douar de l'autre c?té de la rivière, au pied de Bou-Djaber.
--Ton ca?d ne t'a-t-il pas prévenu? Le bureau arabe a fait savoir par tous les crieurs des
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