Son Excellence Eugène Rougon | Page 6

Emile Zola
la regardait toujours pas, elle dit à sa mère, d'une voix si claire, que toute la salle l'entendit:
?Il boude donc, le gros sournois!? Des députés se tournèrent, avec des sourires. Rougon se décida à donner un regard à la belle Clorinde. Alors, pendant qu'il lui adressait un imperceptible signe de tête, elle, toute triomphante, battit des mains, se renversa en riant, en parlant haut à sa mère, sans se soucier le moins du monde de tous ces hommes, en bas, qui la dévisageaient.
Rougon, lentement, avant de laisser retomber ses paupières, avait fait le tour des tribunes, où son large regard enveloppa à la fois Mme Bouchard, le colonel Jobelin, Mme Correur et les Charbonnel. Son visage demeura muet. Il remit son menton dans le collet de son habit, les yeux à demi refermés, en étouffant un léger baillement.
?Je vais toujours lui dire un mot?, souffla M. Kahn à l'oreille de M. Béjuin.
Mais, comme il se levait, le président qui, depuis un instant, s'assurait que tous les députés étaient bien à leur poste, donna un coup de sonnette magistral. Et, brusquement, un silence profond régna.
Un monsieur blond était debout au premier banc, un banc de marbre blanc. Il tenait à la main un grand papier, qu'il couvait des yeux, tout en parlant.
?J'ai l'honneur, dit-il d'une voix chantante, de déposer un rapport sur le projet de loi portant ouverture au ministère d'état, sur l'exercice 1856, d'un crédit de quatre cent mille francs, pour les dépenses de la cérémonie et des fêtes du baptême du prince impérial.? Et il faisait mine d'aller déposer le rapport, d'un pas ralenti, lorsque tous les députés, avec un ensemble parfait, crièrent:
?La lecture! la lecture!? Le rapporteur attendit que le président e?t décidé que la lecture aurait lieu. Et il commen?a, d'un ton presque attendri:
?Messieurs, le projet de loi qui nous est présenté est de ceux qui font para?tre trop lentes les formes ordinaires du vote, en ce qu'elles retardent l'élan spontané du Corps législatif.?--Très bien! lancèrent plusieurs membres.
?Dans les familles les plus humbles, continua le rapporteur en modulant chaque mot, la naissance d'un fils, d'un héritier, avec toutes les idées de transmission qui se rattachent à ce titre, est un sujet de si douce allégresse, que les épreuves du passé s'oublient et que l'espoir seul plane sur le berceau du nouveau-né. Mais que dire de cette fête du foyer, quand elle est en même temps celle d'une grande nation, et qu'elle est aussi un événement européen!? Alors, ce fut un ravissement. Ce morceau de rhétorique fit pamer la Chambre. Rougon, qui semblait dormir, ne voyait, devant lui, sur les gradins, que des visages épanouis. Certains députés exagéraient leur attention, les mains aux oreilles, pour ne rien perdre de cette prose soignée. Le rapporteur, après une courte pause, haussait la voix.
?Ici, messieurs, c'est en effet, la grande famille fran?aise qui convie tous ses membres à exprimer leur joie; et quelle pompe ne faudrait-il pas, s'il était possible que les manifestations extérieures pussent répondre à la grandeur de ses légitimes espérances!? Et il ménagea une nouvelle pause.
?Très bien! crièrent les mêmes voix.
--C'est délicatement dit, fit remarquer M. Kahn, n'est-ce pas, Béjuin??
M. Béjuin dodelinait de la tête, les yeux sur le lustre qui pendait de la baie vitrée, devant le bureau. Il jouissait.
Dans les tribunes, la belle Clorinde, la jumelle braquée, ne perdait pas un jeu de physionomie du rapporteur; les Charbonnel avaient les yeux humides; Mme Correur prenait une pose attentive de femme comme il faut; tandis que le colonel approuvait de la tête, et que la jolie Mme Bouchard s'abandonnait sur les genoux de M. d'Escorailles. Cependant, au bureau, le président, les secrétaires, jusqu'aux huissiers, écoutaient, sans un geste, solennellement.
?Le berceau du prince impérial, reprit le rapporteur, est désormais la sécurité pour l'avenir; car, en perpétuant la dynastie que nous avons tous acclamée, il assure la prospérité du pays, son repos dans la stabilité, et, par là même, celui du reste de l'Europe.? Quelques chut! durent empêcher l'enthousiasme d'éclater, à cette image touchante du berceau.
?A une autre époque, un rejeton de ce sang illustre semblait aussi promis à de grandes destinées, mais les temps n'ont aucune similitude. La paix est le résultat du règne sage et profond dont nous recueillons les fruits, de même que le génie de la guerre dicta ce poème épique qui constitue le premier Empire.
?Salué à sa naissance par le canon, qui, du Nord au Midi, proclamait le succès de nos armes, le Roi de Rome n'eut pas même la fortune de servir sa patrie: tels furent alors les enseignements de la Providence.?
--Qu'est-ce qu'il dit donc? il s'enfonce, murmura le sceptique M. La Rouquette. C'est maladroit, tout ce passage. Il va gater son morceau.?.
A la vérité, les députés devenaient inquiets. Pourquoi ce souvenir historique qui gênait leur zèle? Certains se mouchèrent. Mais le rapporteur,
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