Sodome et Gomorrhe - Volume 1 | Page 9

Marcel Proust
qui étaient réfractaires à toute prédication, à tout
exemple, à tout châtiment, en vertu d'une disposition innée tellement
spéciale qu'elle répugne plus aux autres hommes (encore qu'elle puisse
s'accompagner de hautes qualités morales) que de certains vices qui y
contredisent, comme le vol, la cruauté, la mauvaise foi, mieux compris,
donc plus excusés du commun des hommes; formant une
franc-maçonnerie bien plus étendue, plus efficace et moins soupçonnée
que celle des loges, car elle repose sur une identité de goûts, de besoins,
d'habitudes, de dangers, d'apprentissage, de savoir, de trafic, de
glossaire, et dans laquelle les membres mêmes qui souhaitent de ne pas
se connaître aussitôt se reconnaissent à des signes naturels ou de

convention, involontaires ou voulus, qui signalent un de ses semblables
au mendiant dans le grand seigneur à qui il ferme la portière de sa
voiture, au père dans le fiancé de sa fille, à celui qui avait voulu se
guérir, se confesser, qui avait à se défendre, dans le médecin, dans le
prêtre, dans l'avocat qu'il est allé trouver; tous obligés à protéger leur
secret, mais ayant leur part d'un secret des autres que le reste de
l'humanité ne soupçonne pas et qui fait qu'à eux les romans d'aventure
les plus invraisemblables semblent vrais, car dans cette vie romanesque,
anachronique, l'ambassadeur est ami du forçat; le prince, avec une
certaine liberté d'allures que donne l'éducation aristocratique et qu'un
petit bourgeois tremblant n'aurait pas, en sortant de chez la duchesse
s'en va conférer avec l'apache; partie réprouvée de la collectivité
humaine, mais partie importante, soupçonnée là où elle n'est pas étalée,
insolente, impunie là où elle n'est pas devinée; comptant des adhérents
partout, dans le peuple, dans l'armée, dans le temple, au bagne, sur le
trône; vivant enfin, du moins un grand nombre, dans l'intimité
caressante et dangereuse avec les hommes de l'autre race, les
provoquant, jouant avec eux à parler de son vice comme s'il n'était pas
sien, jeu qui est rendu facile par l'aveuglement ou la fausseté des autres,
jeu qui peut se prolonger des années jusqu'au jour du scandale où ces
dompteurs sont dévorés; jusque-là obligés de cacher leur vie, de
détourner leurs regards d'où ils voudraient se fixer, de les fixer sur ce
dont ils voudraient se détourner, de changer le genre de bien des
adjectifs dans leur vocabulaire, contrainte sociale légère auprès de la
contrainte intérieure que leur vice, ou ce qu'on nomme improprement
ainsi, leur impose non plus à l'égard des autres mais d'eux-mêmes, et de
façon qu'à eux-mêmes il ne leur paraisse pas un vice. Mais certains,
plus pratiques, plus pressés, qui n'ont pas le temps d'aller faire leur
marché et de renoncer à la simplification de la vie et à ce gain de temps
qui peut résulter de la coopération, se sont fait deux sociétés dont la
seconde est composée exclusivement d'êtres pareils à eux.
Cela frappe chez ceux qui sont pauvres et venus de la province, sans
relations, sans rien que l'ambition d'être un jour médecin ou avocat
célèbre, ayant un esprit encore vide d'opinions, un corps dénué de
manières et qu'ils comptent rapidement orner, comme ils achèteraient
pour leur petite chambre du quartier latin des meubles d'après ce qu'ils
remarqueraient et calqueraient chez ceux qui sont déjà «arrivés» dans la

profession utile et sérieuse où ils souhaitent de s'encadrer et de devenir
illustres; chez ceux-là, leur goût spécial, hérité à leur insu, comme des
dispositions pour le dessin, pour la musique, est peut-être, à la vérité, la
seule originalité vivace, despotique--et qui tels soirs les force à
manquer telle réunion utile à leur carrière avec des gens dont, pour le
reste, ils adoptent les façons de parler, de penser, de s'habiller, de se
coiffer. Dans leur quartier, où ils ne fréquentent sans cela que des
condisciples, des maîtres ou quelque compatriote arrivé et protecteur,
ils ont vite découvert d'autres jeunes gens que le même goût particulier
rapproche d'eux, comme dans une petite ville se lient le professeur de
seconde et le notaire qui aiment tous les deux la musique de chambre,
les ivoires du moyen âge; appliquant à l'objet de leur distraction le
même instinct utilitaire, le même esprit professionnel qui les guide dans
leur carrière, ils les retrouvent à des séances où nul profane n'est admis,
pas plus qu'à celles qui réunissent des amateurs de vieilles tabatières,
d'estampes japonaises, de fleurs rares, et où, à cause du plaisir de
s'instruire, de l'utilité des échanges et de la crainte des compétitions,
règne à la fois, comme dans une bourse aux timbres, l'entente étroite
des spécialistes et les féroces rivalités des collectionneurs. Personne
d'ailleurs, dans le café où ils ont leur table, ne sait quelle est cette
réunion, si c'est celle d'une société de pêche, des secrétaires de
rédaction, ou des enfants de l'Indre, tant leur tenue est correcte, leur
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