tellement spéciale qu'elle répugne plus aux autres hommes (encore qu'elle puisse s'accompagner de hautes qualités morales) que de certains vices qui y contredisent, comme le vol, la cruauté, la mauvaise foi, mieux compris, donc plus excusés du commun des hommes; formant une franc-ma?onnerie bien plus étendue, plus efficace et moins soup?onnée que celle des loges, car elle repose sur une identité de go?ts, de besoins, d'habitudes, de dangers, d'apprentissage, de savoir, de trafic, de glossaire, et dans laquelle les membres mêmes qui souhaitent de ne pas se conna?tre aussit?t se reconnaissent à des signes naturels ou de convention, involontaires ou voulus, qui signalent un de ses semblables au mendiant dans le grand seigneur à qui il ferme la portière de sa voiture, au père dans le fiancé de sa fille, à celui qui avait voulu se guérir, se confesser, qui avait à se défendre, dans le médecin, dans le prêtre, dans l'avocat qu'il est allé trouver; tous obligés à protéger leur secret, mais ayant leur part d'un secret des autres que le reste de l'humanité ne soup?onne pas et qui fait qu'à eux les romans d'aventure les plus invraisemblables semblent vrais, car dans cette vie romanesque, anachronique, l'ambassadeur est ami du for?at; le prince, avec une certaine liberté d'allures que donne l'éducation aristocratique et qu'un petit bourgeois tremblant n'aurait pas, en sortant de chez la duchesse s'en va conférer avec l'apache; partie réprouvée de la collectivité humaine, mais partie importante, soup?onnée là où elle n'est pas étalée, insolente, impunie là où elle n'est pas devinée; comptant des adhérents partout, dans le peuple, dans l'armée, dans le temple, au bagne, sur le tr?ne; vivant enfin, du moins un grand nombre, dans l'intimité caressante et dangereuse avec les hommes de l'autre race, les provoquant, jouant avec eux à parler de son vice comme s'il n'était pas sien, jeu qui est rendu facile par l'aveuglement ou la fausseté des autres, jeu qui peut se prolonger des années jusqu'au jour du scandale où ces dompteurs sont dévorés; jusque-là obligés de cacher leur vie, de détourner leurs regards d'où ils voudraient se fixer, de les fixer sur ce dont ils voudraient se détourner, de changer le genre de bien des adjectifs dans leur vocabulaire, contrainte sociale légère auprès de la contrainte intérieure que leur vice, ou ce qu'on nomme improprement ainsi, leur impose non plus à l'égard des autres mais d'eux-mêmes, et de fa?on qu'à eux-mêmes il ne leur paraisse pas un vice. Mais certains, plus pratiques, plus pressés, qui n'ont pas le temps d'aller faire leur marché et de renoncer à la simplification de la vie et à ce gain de temps qui peut résulter de la coopération, se sont fait deux sociétés dont la seconde est composée exclusivement d'êtres pareils à eux.
Cela frappe chez ceux qui sont pauvres et venus de la province, sans relations, sans rien que l'ambition d'être un jour médecin ou avocat célèbre, ayant un esprit encore vide d'opinions, un corps dénué de manières et qu'ils comptent rapidement orner, comme ils achèteraient pour leur petite chambre du quartier latin des meubles d'après ce qu'ils remarqueraient et calqueraient chez ceux qui sont déjà ?arrivés? dans la profession utile et sérieuse où ils souhaitent de s'encadrer et de devenir illustres; chez ceux-là, leur go?t spécial, hérité à leur insu, comme des dispositions pour le dessin, pour la musique, est peut-être, à la vérité, la seule originalité vivace, despotique--et qui tels soirs les force à manquer telle réunion utile à leur carrière avec des gens dont, pour le reste, ils adoptent les fa?ons de parler, de penser, de s'habiller, de se coiffer. Dans leur quartier, où ils ne fréquentent sans cela que des condisciples, des ma?tres ou quelque compatriote arrivé et protecteur, ils ont vite découvert d'autres jeunes gens que le même go?t particulier rapproche d'eux, comme dans une petite ville se lient le professeur de seconde et le notaire qui aiment tous les deux la musique de chambre, les ivoires du moyen age; appliquant à l'objet de leur distraction le même instinct utilitaire, le même esprit professionnel qui les guide dans leur carrière, ils les retrouvent à des séances où nul profane n'est admis, pas plus qu'à celles qui réunissent des amateurs de vieilles tabatières, d'estampes japonaises, de fleurs rares, et où, à cause du plaisir de s'instruire, de l'utilité des échanges et de la crainte des compétitions, règne à la fois, comme dans une bourse aux timbres, l'entente étroite des spécialistes et les féroces rivalités des collectionneurs. Personne d'ailleurs, dans le café où ils ont leur table, ne sait quelle est cette réunion, si c'est celle d'une société de pêche, des secrétaires de rédaction, ou des enfants de l'Indre, tant leur tenue est correcte, leur air réservé et froid, et tant ils n'osent regarder qu'à la dérobée les jeunes gens à
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