rapidement, rassemblé mon léger bagage manuel, valise, couverture, pardessus, etc., je ne suis donc pas contraint de retourner vers mon wagon et je sors de la gare, en quête de la voiture aux armes de la comtesse Aubry. Elle m'attend et Dieu merci je suis le seul attendu, ce jour: je ferai la route tête à tête avec mon désappointement; une heure, me dit le cocher, j'ai une heure pour me morigéner de tant d'émotion inutile. Nous partons: voici l'Orne, les deux ponts voisins et le long du fleuve encaissé de murailles, une amusante maison à balustrades et à balcons sur l'eau; un marchand de parapluies à l'enseigne d'un très beau parasol rouge de chanteur ambulant; nulle voiture dans les rues paisibles et celle-ci amène aux portes des hommes, des femmes, pas d'enfants: la cage sans oiseaux, la maison sans enfants: c'était une prophétie. L'école, le lycée, la caserne, le bureau, l'atelier: la Révolution fran?aise a perfectionné l'esclavage, il est unanime. Une église à demi gothique, quelques vieux pignons et des fa?ades moins égalitaires me distraient; mais, malgré la montée, nous passons vite; puis le maigre faubourg, la route plate, l'étendue d'herbe unie et grise, des carrières et des roues, quelques peupliers.
IV.--INDICATIONS
?In carne enim ambulantes non secundum carnem militamus.?
SAINT-PAUL, Cor. II, 10, 3.
Entragues n'écrivait que le matin, prolongeait souvent ses matinées jusque dans les après-midi. Quand il ne se sentait pas assez de lucidité pour la logique de la prose, il s'amusait: la poésie, simple musique qui n'admet ni la passion ni l'analyse, se destine seulement à suggérer de vagues sentiments et de confuses sensations; une demi-conscience lui suffit. A l'imitation de l'admirable poète saint Notker, il composait d'obscures séquences pleines d'allitérations et d'assonnances intérieures. Aujourd'hui, Walt Whitman, avec son intuitif génie, restaurait sans le savoir, cette forme perdue de la poésie: Entragues, à certaines heures, s'y délectait. Cette littérature des environs du dixième siècle, ordinairement jugée la puérile distraction de moines barbares, lui semblait au contraire pleine d'une ingénue verdeur et d'un ingénieux raffinement. Notker le charmait encore par l'audace sanguine de ses métaphores, le charmait et le terrifiait en le jetant à genoux devant ce Dieu pour lequel la prière est un holocauste sanglant, et qui exige, comme un égorgement d'agneaux, ?des louanges immolées?.
Il se plaisait aussi à une courte et délicate séquence de Godeschalk, où sainte Marie-Madeleine ?enveloppe de baisers? les pieds de Jésus ?que de ses larmes elle a lavés?. Un moine du onzième siècle avait écrit un ouvrage intitulé: Le Rien dans les Ténèbres; Entragues ne put jamais en trouver d'autre trace que la mention du titre: c'était un des livres inconnus qu'il aurait voulu lire.
Mis à part deux ou trois contempleurs de la vie actuelle, un strict logicien de la critique, un rêveur extrême et absolu, un extraordinaire fondeur de phrases et tailleur d'images, quelques poètes modernes, il n'ouvrait plus guère que de vétustes théologies et des dictionnaires: il avait la manie des lexiques, outils qui lui paraissaient, en général, plus intéressants que les oeuvres, employait à collecter de tels instruments, souvent bien inutiles, des heures de flanerie. Ainsi se termina la première journée de son retour.
Le lendemain, après une nuit, où il avait revécu quelques-unes des minutes les plus caractéristiques passées avec Sixtine au chateau de Rabodanges, Hubert eut le soup?on que sa vie allait changer d'orientation, qu'une crise inévitable le mena?ait. C'était une occasion propice au recueillement. Dans quelques semaines peut-être,--oh! seulement peut-être!--son moi aurait-il subi de sensibles modifications: il fallait, pour plus tard s'en rendre compte, noter les traits dominants de son état d'esprit actuel, procéder à un sommaire examen de conscience. Son carnet de voyage contenant déjà quelques remarques assez précises sur ce sujet, il se borna à les compléter par les indications suivantes:
?J'ai honte de l'avouer, tant cette maladie est banale: je m'ennuie. J'ai des réveils déchirants. Je ne crois à rien et je ne m'aime pas. Mon métier est triste: c'est d'expérimenter toutes les douleurs et toutes les horreurs de l'ame humaine, afin que les hommes se reconnaissent dans mon oeuvre et disent: Bien rugi, lion! Pourtant, je suis libre: sans obligations nocturnes, ni parasite, ni mondain, ni critique dramatique, je me couche t?t, quand il me pla?t. Arrivé à la trentaine sans guère de relations sociales, ayant assez de revenu pour être indépendant, j'agis en tout à ma guise, insoucieux des habitudes générales et satisfait, par exemple, de témoigner mon mépris de la civilisation au gaz en soufflant ma lampe sur les dix heures.--Je suis libre, je n'ai ni femme, ni ma?tresse. Les ma?tresses, je les crains pour le trouble où elles jettent la régularité de mon travail; mais des principes aux actes, une large lagune se creuse, chez les êtres sensitifs: à deux, je regrette la solitude; seul, je ressens les inquiétudes du vide. Quand le
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