Servitude et Grandeur Militaires | Page 5

Alfred de Vigny
qui ne voulaient amener leur famille de soldats à l'Armée que pour aller en guerre. Quoiqu'ils n'eussent pas passé l'année à enseigner l'éternel maniement d'armes à des automates, je vois qu'eux et les leurs se tiraient assez bien d'affaire sur les champs de bataille de Turenne. Ils ha?ssaient particulièrement l'uniforme, qui donne à tous le même aspect, et soumet les esprits à l'habit et non à l'homme. Ils se plaisaient à se vêtir de rouge les jours de combat, pour être mieux vus des leurs et mieux visés de l'ennemi; et j'aime à rappeler, sur la foi de Mirabeau, ce vieux marquis de Co?tquen, qui, plut?t que de para?tre en uniforme à la revue du Roi, se fit casser par lui à la tête de son régiment: ?Heureusement, sire, que les morceaux me restent,? dit-il après. C'était quelque chose que de répondre ainsi à Louis XIV. Je n'ignore pas les mille défauts de l'organisation qui expirait alors; mais je dis qu'elle avait cela de meilleur que la n?tre, de laisser plus librement luire et flamber le feu national et guerrier de la France. Cette sorte d'Armée était une armure très forte et très complète dont la Patrie couvrait le Pouvoir souverain, mais dont toutes les pièces pouvaient se détacher d'elles-mêmes, l'une après l'autre, si le Pouvoir s'en servait contre elle.
La destinée d'une Armée moderne est tout autre que celle-là, et la centralisation des Pouvoirs l'a faite ce qu'elle est. C'est un corps séparé du grand corps de la Nation, et qui semble le corps d'un enfant, tant il marche en arrière pour l'intelligence et tant il lui est défendu de grandir. L'Armée moderne, sit?t qu'elle cesse d'être en guerre, devient une sorte de gendarmerie. Elle se sent honteuse d'elle-même, et ne sait ni ce qu'elle fait ni ce qu'elle est; elle se demande sans cesse si elle est esclave ou reine de l'état: ce corps cherche partout son ame et ne la trouve pas.
L'homme soldé, le Soldat, est un pauvre glorieux, victime et bourreau, bouc émissaire journellement sacrifié à son peuple et pour son peuple qui se joue de lui; c'est un martyr féroce et humble tout ensemble, que se rejettent le Pouvoir et la Nation toujours en désaccord.
Que de fois, lorsqu'il m'a fallu prendre une part obscure mais active dans nos troubles civils, j'ai senti ma conscience s'indigner de cette condition inférieure et cruelle! Que de fois j'ai comparé cette existence à celle du Gladiateur! Le peuple est le César indifférent, le Claude ricaneur auquel les soldats disent sans cesse en défilant: _Ceux qui vont mourir te saluent_.
Que quelques ouvriers, devenus plus misérables à mesure que s'accroissent leur travail et leur industrie, viennent à s'ameuter contre leur chef d'atelier; ou qu'un fabricant ait la fantaisie d'ajouter, cette année, quelques cent mille francs à son revenu; ou seulement qu'une bonne ville, jalouse de Paris, veuille avoir aussi ses trois journées de fusillade, on crie au secours de part et d'autre. Le gouvernement, quel qu'il soit, répond avec assez de sens: _La loi ne me permet pas de juger entre vous; tout le monde a raison; moi, je n'ai à vous envoyer que mes gladiateurs, qui vous tueront et que vous tuerez_. En effet, ils vont, ils tuent, et sont tués. La paix revient; on s'embrasse, on se complimente, et les chasseurs de lièvres se félicitent de leur adresse dans le tir à l'officier et aux soldats. Tout calcul fait, reste une simple soustraction de quelques morts; mais les soldats n'y sont pas portés en nombre, ils ne comptent pas. On s'en inquiète peu. Il est convenu que ceux qui meurent sous l'uniforme n'ont ni père, ni mère, ni femme, ni amie à faire mourir dans les larmes. C'est un sang anonyme.
Quelquefois (chose fréquente aujourd'hui) les deux partis séparés s'unissent pour accabler de haine et de malédiction les malheureux condamnés à les vaincre.
Aussi le sentiment qui dominera ce livre sera-t-il celui qui me l'a fait commencer, le désir de détourner de la tête du Soldat cette malédiction que le citoyen est souvent prêt à lui donner, et d'appeler sur l'Armée le pardon de la Nation. Ce qu'il y a de plus beau après l'inspiration, c'est le dévouement; après le Poète, c'est le Soldat; ce n'est pas sa faute s'il est condamné à un état d'ilote.
L'Armée est aveugle et muette. Elle frappe devant elle du lieu où on la met. Elle ne veut rien et agit par ressort. C'est une grande chose que l'on meut et qui tue; mais aussi c'est une chose qui souffre.
C'est pour cela que j'ai toujours parlé d'elle avec un attendrissement involontaire. Nous voici jetés dans ces temps sévères où les villes de France deviennent tour à tour des champs de bataille, et, depuis peu, nous avons beaucoup à pardonner aux hommes qui tuent.
En regardant de près la
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