Servitude et Grandeur Militaires | Page 4

Alfred de Vigny
études sévères, rudes, forcées et
trop précoces, ni le bruit du grand monde, où, pour me distraire de ce
penchant, on m'avait jeté tout adolescent, ne me purent ôter cette idée
fixe.
Bien souvent j'ai souri de pitié sur moi-même en voyant avec quelle
force une idée s'empare de nous, comme elle nous fait sa dupe, et
combien il faut de temps pour l'user. La satiété même ne parvint qu'à
me faire désobéir à celle-ci, non à la détruire en moi, et ce livre aussi
me prouve que je prends plaisir encore à la caresser et que je ne serais
pas éloigné d'une rechute. Tant les impressions d'enfance sont
profondes, et tant s'était bien gravée sur nos coeurs la marque brûlante
de l'Aigle Romaine!
Ce ne fut que très tard que je m'aperçus que mes services n'étaient
qu'une longue méprise, et que j'avais porté dans une vie tout active une
nature toute contemplative. Mais j'avais suivi la pente de cette
génération de l'Empire, née avec le siècle et de laquelle je suis.
La guerre nous semblait si bien l'état naturel de notre pays, que lorsque,
échappés des classes, nous nous jetâmes dans l'Armée, selon le cours
accoutumé de notre torrent, nous ne pûmes croire au calme durable de
la paix. Il nous parut que nous ne risquions rien en faisant semblant de
nous reposer, et que l'immobilité n'était pas un mal sérieux en France.
Cette impression nous dura autant qu'a duré la Restauration. Chaque
année apportait l'espoir d'une guerre; et nous n'osions quitter l'épée,
dans la crainte que le jour de la démission ne devînt la veille d'une
campagne. Nous traînâmes et perdîmes ainsi des années précieuses,
rêvant le champ de bataille dans le Champ-de-Mars, et épuisant dans
des exercices de parade et dans des querelles particulières une puissante
et inutile énergie.

Accablé d'un ennui que je n'attendais pas dans cette vie si vivement
désirée, ce fut alors pour moi une nécessité que de me dérober, dans les
nuits, au tumulte fatigant et vain des journées militaires: de ces nuits,
où j'agrandis en silence ce que j'avais reçu de savoir de nos études
tumultueuses et publiques, sortirent mes poèmes et mes livres; de ces
journées il me reste ces souvenirs dont je rassemble ici, autour d'une
idée, les traits principaux. Car, ne comptant pour la gloire des armes ni
sur le présent ni sur l'avenir, je la cherchais dans les souvenirs de mes
compagnons. Le peu qui m'est advenu ne servira que de cadre à ces
tableaux de la vie militaire et des moeurs de nos armées, dont tous les
traits ne sont pas connus.

CHAPITRE II
SUR LE CARACTÈRE GÉNÉRAL DES ARMÉES
L'armée est une nation dans la Nation; c'est un vice de nos temps. Dans
l'antiquité il en était autrement: tout citoyen était guerrier, et tout
guerrier était citoyen; les hommes de l'Armée ne se faisaient point un
autre visage que les hommes de la cité. La crainte des dieux et des lois,
la fidélité à la patrie, l'austérité des moeurs, et, chose étrange! l'amour
de la paix et de l'ordre, se trouvaient dans les camps plus que dans les
villes, parce que c'était l'élite de la Nation qui les habitait. La paix avait
des travaux plus rudes que la guerre pour ces armées intelligentes. Par
elles la terre de la patrie était couverte de monuments ou sillonnée de
larges routes, et le ciment romain des aqueducs était pétri, ainsi que
Rome elle-même, des mains qui la défendaient. Le repos des soldats
était fécond autant que celui des nôtres est stérile et nuisible. Les
citoyens n'avaient ni admiration pour leur valeur, ni mépris pour leur
oisiveté, parce que le même sang circulait sans cesse des veines de la
Nation dans les veines de l'Armée.
Dans le moyen âge et au delà, jusqu'à la fin du règne de Louis XIV,
l'Armée tenait à la Nation, sinon par tous ses soldats, du moins par tous
leurs chefs, parce que le soldat était l'homme du Noble, levé par lui sur
sa terre, amené à sa suite à l'armée, et ne relevant que de lui: or, son

seigneur était propriétaire et vivait dans les entrailles mêmes de la
mère-patrie. Soumis à l'influence toute populaire du prêtre, il ne fit
autre chose, durant le moyen âge, que de se dévouer corps et bien au
pays, souvent en lutte contre la couronne, et sans cesse révolté contre
une hiérarchie de pouvoirs qui eût amené trop d'abaissement dans
l'obéissance, et, par conséquent, d'humiliation dans la profession des
armes. Le régiment appartenait au colonel, la compagnie au capitaine,
et l'un et l'autre savaient fort bien emmener leurs hommes quand leur
conscience comme citoyens n'était pas d'accord avec les ordres qu'ils
recevaient comme hommes de guerre. Cette indépendance de l'Armée
dura en France jusqu'à M. de Louvois, qui,
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 76
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.