Sapho | Page 3

Alphonse Daudet
haut, machinalement, il murmurait:
_Pour animer le marbre orgueilleux de ton corps,_ _Ô Sapho, j’ai
donné tout le sang de mes veines..._
Elle se retourna vivement, avec le cliquetis de sa parure barbare:
-- Que dites-vous là?
C’étaient des vers de La Gournerie; il s’étonnait qu’elle ne les connût
pas.
«Je n’aime pas les vers...» fit-elle d’un ton bref; et elle restait debout, le

sourcil froncé, regardant la danse et froissant nerveusement les belles
grappes lilas qui pendaient devant elle. Puis, avec l’effort d’une
décision qui lui coûtait: «Bonsoir...» et elle disparut.
Le pauvre pifferaro resta tout saisi. «Qu’est-ce qu’elle a?... Que lui
ai-je dit?...» Il chercha, ne trouva rien, sinon qu’il ferait bien d’aller se
coucher. Il ramassa mélancoliquement sa cornemuse et rentra dans le
bal, moins troublé du départ de l’Égyptienne que de toute cette foule
qu’il devait traverser pour gagner la porte.
Le sentiment de son obscurité parmi tant d’illustrations le rendait plus
timide encore. Maintenant on ne dansait plus; quelques couples çà et là,
acharnés aux dernières mesures d’une valse qui mourait, et parmi eux
Caoudal, superbe et gigantesque, tourbillonnant la tête haute avec une
petite tricoteuse, coiffe au vent, qu’il enlevait sur ses bras roux.
Par le grand vitrage du fond large ouvert, entraient des bouffées d’air
matinales et blanchissantes, agitant les feuilles des palmiers, couchant
les flammes des bougies comme pour les éteindre. Une lanterne en
papier prit feu, des bobèches éclatèrent, et tout autour de la salle, les
domestiques installaient des petites tables rondes comme aux terrasses
des cafés. On soupait toujours ainsi par quatre ou cinq chez Déchelette;
et les sympathies en ce moment se cherchaient, se groupaient.
C’étaient des cris, des appels féroces, le «Pil... ouit» du faubourg
répondant au «You you you you» en crécelle des filles d’Orient, et des
colloques à voix basse, et des rires voluptueux de femmes qu’on
entraînait d’une caresse.
Gaussin profitait du tumulte pour se glisser vers la sortie, quand son
ami l’étudiant l’arrêta, ruisselant, les yeux en boule, une bouteille sous
chaque bras: «Mais où êtes-vous donc?... Je vous cherche partout... j’ai
une table, des femmes, la petite Bachellery des Bouffes... En Japonaise,
savez bien... Elle m’envoie vous chercher. Venez vite...» et il repartit
en courant.
Le pifferaro avait soif; puis l’ivresse du bal le tentait, et le minois de la
petite actrice qui de loin lui faisait des signes. Mais une voix sérieuse et
douce murmura près de son oreille: «N’y va pas...»
Celle de tout à l’heure était là, tout contre lui, l’entraînant dehors, et il
la suivit sans hésiter. Pourquoi? Ce n’était pas l’attrait de cette femme;
il l’avait à peine regardée, et l’autre là-bas qui l’appelait, dressant les
couteaux d’acier de sa chevelure, lui plaisait bien davantage. Mais il

obéissait à une volonté supérieure à la sienne, à la violence impétueuse
d’un désir.
N’y va pas!...
Et subitement ils se trouvèrent tous deux sur le trottoir de la rue de
Rome. Des fiacres attendaient dans le matin blême. Des balayeurs, des
ouvriers allant au travail regardaient cette maison de fête grondante et
débordante, ce couple travesti, un Mardi Gras en plein été.
«Chez vous, ou chez moi?...» demanda-t-elle. Sans bien s’expliquer
pourquoi, il pensa que chez lui ce serait mieux, donna son adresse
lointaine au cocher; et pendant la route qui fut longue ils parlèrent peu.
Seulement elle tenait une de ses mains entre les siennes qu’il sentait
très petites et glacées; et, sans le froid de cette étreinte nerveuse, il
aurait pu croire qu’elle dormait, renversée au fond du fiacre, avec le
reflet glissant du store bleu sur la figure.
On s’arrêta rue Jacob, devant un hôtel d’étudiants. Quatre étages à
monter, c’était haut et dur.» Voulez-vous que je vous porte?...» dit-il en
riant, mais tout bas, à cause de la maison endormie. Elle l’enveloppa
d’un lent regard, méprisant et tendre, un regard d’expérience qui le
jaugeait et clairement disait: «Pauvre petit...»
Alors lui, d’un bel élan, bien de son âge et de son Midi, la prit,
l’emporta comme un enfant, car il était solide et découplé avec sa peau
blonde de demoiselle, et il monta le premier étage d’une haleine,
heureux de ce poids que deux beaux bras, frais et nus, lui nouaient au
cou.
Le second étage fut plus long, sans agrément. La femme s’abandonnait,
se faisait plus lourde à mesure. Le fer de ses pendeloques, qui d’abord
le caressait d’un chatouillement, entrait peu à peu et cruellement dans
sa chair.
Au troisième, il râlait comme un déménageur de piano; le souffle lui
manquait, pendant qu’elle murmurait, ravie, la paupière allongée: «Oh!
m’ami, que c’est bon... qu’on est bien...» Et les dernières marches, qu’il
grimpait une à une, lui semblaient d’un escalier géant dont les murs, la
rampe, les étroites fenêtres tournaient en une interminable spirale. Ce
n’était plus
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