Sapho | Page 2

Alphonse Daudet
et bleuatres, faisaient palir ces mille lumières et givraient d’un clair de lune les visages et les épaules nues, toute la fantasmagorie d’étoffes, de plumes, de paillons, de rubans qui se froissaient dans le bal, s’étageaient sur l’escalier hollandais à large rampe menant aux galeries du premier que dépassaient les manches des contrebasses et la mesure frénétique d’un baton de chef d’orchestre.
De sa place, le jeune homme voyait cela à travers un réseau de branches vertes, de lianes fleuries qui se mêlaient au décor, l’encadraient et, par une illusion d’optique, jetaient au va-et- vient de la danse des guirlandes de glycine sur la tra?ne d’argent d’une robe de princesse, coiffaient d’une feuille de drac?na un minois de bergère Pompadour; et pour lui maintenant l’intérêt du spectacle se doublait du plaisir d’apprendre par son égyptienne les noms, tous glorieux, tous connus, que cachaient ces travestis d’une variété, d’une fantaisie si amusantes.
Ce valet de chiens, son fouet court en bandoulière, c’était Jadin; tandis qu’un peu plus loin cette soutane élimée de curé de campagne déguisait le vieil Isabey, grandi par un jeu de cartes dans ses souliers à boucles. Le père Corot souriait sous l’énorme visière d’une casquette d’invalide. On lui montrait aussi Thomas Couture en bouledogue, Jundt en argousin, Cham en oiseau des ?les.
Et quelques costumes historiques et graves, un Murat empanaché, un prince Eugène, un Charles Ier, portés par de tout jeunes peintres, marquaient bien la différence entre les deux générations d’artistes; les derniers venus, sérieux, froids, des têtes de gens de bourse vieillis de ces rides particulières que creusent les préoccupations d’argent, les autres bien plus gamins, rapins, bruyants, débridés.
Malgré ses cinquante-cinq ans et les palmes de l’Institut, le sculpteur Caoudal en hussard de baraque, les bras nus, ses biceps d’hercule, une palette de peintre battant ses longues jambes en guise de sabretache, tortillait un cavalier seul du temps de la Grande Chaumière en face du musicien de Potter, en muezzin qui fait la fête, le turban de travers, mimant la danse du ventre et piaillant le ?la Allah, il Allah? d’une voix suraigu?.
On entourait ces joyeux illustres d’un large cercle qui reposait les danseurs; et au premier rang, Déchelette, le ma?tre du logis, fron?ait sous un haut bonnet persan ses petits yeux, son nez kalmouck, sa barbe grisonnante, heureux de la gaieté des autres et s’amusant éperdument, sans qu’il y par?t.
L’ingénieur Déchelette, une figure du Paris artiste d’il y a dix ou douze ans, très bon, très riche, avec des velléités d’art et cette libre allure, ce mépris de l’opinion que donnent la vie de voyage et le célibat, avait alors l’entreprise d’une ligne ferrée de Tauris à Téhéran; et chaque année, pour se remettre de dix mois de fatigues, de nuits sous la tente, de galopades fiévreuses à travers sables et marais, il venait passer les grandes chaleurs dans cet h?tel de la rue de Rome, construit sur ses dessins, meublé en palais d’été, où il réunissait des gens d’esprit et de jolies filles, demandant à la civilisation de lui donner en quelques semaines l’essence de ce qu’elle a de montant et de savoureux.
?Déchelette est arrivé.? C’était la nouvelle des ateliers, sit?t qu’on avait vu se lever comme un rideau de théatre l’immense store de coutil sur la fa?ade vitrée de l’h?tel. Cela voulait dire que la fête commen?ait et qu’on allait en avoir pour deux mois de musiques et festins, danses et bombances, tranchant sur la torpeur silencieuse du quartier de l’Europe à cette époque des villégiatures et des bains de mer.
Personnellement, Déchelette n’était pour rien dans le bacchanal qui grondait chez lui nuit et jour. Ce noceur infatigable apportait au plaisir une frénésie à froid, un regard vague, souriant, comme hatschisché, mais d’une tranquillité, d’une lucidité imperturbables. Très fidèle ami, donnant sans compter, il avait pour les femmes un mépris d’homme d’Orient, fait d’indulgence et de politesse; et de celles qui venaient là, attirées par sa grande fortune et la fantaisie joyeuse du milieu, pas une ne pouvait se vanter d’avoir été sa ma?tresse plus d’un jour.
?Un bon homme tout de même...? ajouta l’égyptienne qui donnait à Gaussin ces renseignements. S’interrompant tout à coup:
-- Voilà votre poète...
-- Où donc?
-- Devant vous... en marié de village...
Le jeune homme eut un ?Oh!? désappointé. Son poète! Ce gros homme, suant, luisant, étalant des graces lourdes dans le faux-col à deux pointes et le gilet fleuri de Jeannot... Les grands cris désespérés du _Livre de l’Amour_ lui venaient à la mémoire, du livre qu’il ne lisait jamais sans un petit battement de fièvre; et tout haut, machinalement, il murmurait:
_Pour animer le marbre orgueilleux de ton corps,_ _? Sapho, j’ai donné tout le sang de mes veines..._
Elle se retourna vivement, avec le cliquetis de sa parure barbare:
-- Que dites-vous là?
C’étaient des vers de La Gournerie; il s’étonnait qu’elle ne les
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