Sainte-Marie-des-Fleurs | Page 4

René Boylesve
mais pas depuis, comme je le fis alors.
Elles approchaient de la grille du choeur. Le jour pauvre qui tombait des vitres donnait toute la lumière possible à leur groupe que je n'oublierai plus. Deux dames agées avaient l'air consterné que donnent aux malheureux voyageurs les visites artistiques. Leurs traits s'affaissaient, toutes leurs lignes tombantes semblaient implorer le secours d'un siège. Instinctivement, je me levai; elles allaient sans aucun doute venir s'asseoir là. Au mouvement que je fis, une autre jeune fille, une amie probablement, dérangea de la main le petit capuchon de caoutchouc qui, par-dessus des foulards, remontait à l'oreille de sa compagne, et, se penchant, glissa un mot qui les fit sourire l'une et l'autre. évidemment, elles se moquaient de moi.
J'eus la brève sensation qu'aucun art ne me guérirait plus, moi, de la blessure qui se creusait, et que les hasards et les choses se mêlaient de venir élargir et toucher à vif. Cependant, qu'elle se f?t moquée de moi n'était rien au prix de l'étrange secousse que me causait la seule vue de son visage.
--De qui, ces tableaux, mon enfant? fit une des dames agées.
--Mais, maman! c'est de Véronèse, voyons! lan?a-t-elle d'un petit air indigné.
Et, prenant son amie par le bras, elle l'entra?nait d'une muraille à l'autre, du Saint Marc au Saint Sébastien, du Saint Sébastien à la Glorification de la Vierge, semblant par son air affairé vouloir éviter les questions na?ves de cette bonne maman qui, une fois assise, trouvait tout très bien. Ces demoiselles avaient des mouvements si précipités qu'elles me fr?lèrent un instant. L'amie porta la main à sa bouche pour se tenir de rire; mais elle, se retourna vite, fit: ?Pardon, monsieur!? et rougit jusqu'aux oreilles.
A tort ou à raison, ces faits médiocres me relevèrent instantanément. Toute ma désespérance tombait; une ardeur nouvelle me souleva. D'un coup j'étais résolu à tout oser, à jouer la partie pour le tout. Si je dois être séparé à jamais de cette jeune fille, me dis-je, que ce soit par une faute de ma part ou du moins par l'épreuve réelle que je ne lui peux plaire. Et je me jurai qu'avant dix minutes, j'aurais pénétré dans ce petit groupe. Ce petit groupe m'apparut comme un aréopage. J'en sortirais tout à l'heure radieux ou condamné.
Ceci se passait dans le maigre jour d'une église muette et quasi déserte où un étranger n'e?t reconnu que des pierres et de l'ombre. Car aux murailles aussi la sublimité des toiles se taisait. On e?t pu penser qu'il n'y avait rien ici!
L'orgue de Saint-Sébastien est clos de volets que le Véronèse a peints sur leur double face. Quand les volets sont rabattus, ce qui était le cas, on y voit la Purification de la Vierge. Ayant quitté le choeur, je vins me camper, les bras croisés, en face de cet orgue caressé des dernières lueurs du jour. Bien qu'extrêmement agité, je ne m'inquiétais plus; comme il arrive après les décisions prises. Je n'avais même pas le souci de chercher le moyen par quoi j'allais pénétrer dans le petit groupe. Il me suffisait de me dire: je veux y pénétrer.
Les dames ne manquèrent pas de venir s'écarquiller les yeux devant les volets. J'aurais pu m'écarter doucement pour leur céder la meilleure place; exécuter quelques courbettes et salutations; et notre qualité de compatriotes m'autorisait à dire: ?Mesdames, il fait bien sombre...? Ainsi, j'eusse gagné peut-être les dames agées. Mais je demeurai immobile jusqu'au manque de politesse, absorbé par le combat de la nuit contre l'éclat de ces couleurs qui sont comme un soleil terrestre. Je fus fr?lé plusieurs fois, dans l'empressement de ces dames à distinguer des peintures que, sans doute, elles ne reverraient plus. La jeune fille elle-même me toucha.
Elle venait de découvrir dans le guide que les volets s'ouvraient et montraient une Piscine probatique. Aussit?t elle avisa de loin la vieille femme qui tenait la porte de l'église et lui demanda si l'on ne pouvait ouvrir les volets. La vieille qui n'entendait pas le fran?ais demeurait insensible.
Alors je sentis la douceur inou?e de traduire les paroles et le désir de la jeune fille. Je me refuse à dire la sorte de plaisir que j'y éprouvai, au sortir de mes secousses et de ma contraction dernière. Je ne sais si ma voix réfléta mon bonheur. Je crois à la vertu communicative des sons, beaucoup plus qu'à celle du sens propre des mots. Maintenant, par cette simple phrase italienne qui signifiait à une vieille femme de vouloir ouvrir des volets, il me semble que je dévoilais alors toute la secrète puissance d'amour que je sentais sourdre au fond de moi et qui m'étouffait. Ce n'était plus du tout la sorte d'émotion qui m'e?t fait trembler la voix, quelques minutes auparavant, si j'eusse parlé, par exemple, dans le choeur. C'était un prodigieux bien-être, une aise tiède
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