Robur-le-Conquerant | Page 8

Jules Verne
l'emploi

d'une pile nouvelle, dont la composition était encore un mystère, avait
été acheté à son inventeur, un chimiste de Boston jusqu'alors inconnu.
Des calculs faits avec le plus grand soin, des diagrammes relevés avec
la dernière exactitude, démontraient qu'avec cet appareil, actionnant
une hélice de dimension convenable, on pourrait obtenir des
déplacements de dix-huit à vingt mètres à la seconde.
En vérité, c'eût été magnifique!
« Et ce n'est pas cher! » avait ajouté Uncle Prudent, en remettant à
l'inventeur, contre son reçu en bonne et due forme, le dernier paquet
des cent mille dollars-papier, dont on lui payait son invention.
Immédiatement, le Weldon-Institute s'était mis à l'œuvre. quand il
s'agit d'une expérience qui peut avoir quelque utilité pratique, l'argent
sort volontiers des poches américaines. Les fonds affluèrent, sans qu'il
fût même nécessaire de constituer une société par actions. Trois cent
mille dollars - ce qui fait la somme de quinze cent mille francs - vinrent
au premier appel s'entasser dans les caisses du club. Les travaux
commencèrent sous la direction du plus célèbre aéronaute des
Etats-Unis, Harry W. Tinder, immortalisé par trois de ses ascensions
entre mille : l'une, pendant laquelle il s'était élevé à douze mille mètres,
plus haut que Gay-Lussac, Coxwell, sivel, Crocé-Spinelli, Tissandier,
Glaisher; l'autre, pendant laquelle il avait traversé toute l'Amérique de
New York à San Francisco, dépassant de plusieurs centaines de lieues
les itinéraires des Nadar, des Godard et de tant d'autres, sans compter
ce John Wise qui avait fait onze cent cinquante milles de Saint-Louis
au comté de Jefferson; la troisième, enfin, qui s'était terminée par une
chute effroyable de quinze cents pieds, au prix d'une simple foulure du
poignet droit, tandis que Pilâtre de Rozier, moins heureux, pour n'être
tombé que de sept cents pieds, s'était tué sur le coup.
Au moment où commence cette histoire, on pouvait déjà juger que le
Weldon-lnstitute avait mené rondement les choses. Dans les chantiers
Turner, à Philadelphie, s'allongeait un énorme aérostat, dont la solidité
allait être éprouvée en y comprimant de l'air sous une forte pression.
Celui-là entre tous méritait bien le nom de ballon-monstre.

En effet, que jaugeait le Géant de Nadar? Six mille mètres cubes. que
jaugeait le ballon de John Wise? Vingt mille mètres cubes. que jaugeait
le ballon Giffard, de l'Exposition de 1878? Vingt-cinq mille mètres
cubes, avec dix-huit mètres de rayon. Comparez ces trois aérostats à la
machine aérienne du Weldon-Institute, dont le volume se chiffrait par
quarante mille mètres cubes, et vous comprendrez que Uncle Prudent et
ses collègues eussent quelque droit à se gonfler d'orgueil.
Ce ballon, n'étant pas destiné à explorer les plus hautes couches de
l'atmosphère, ne se nommait pas Excelsior, qualificatif qui est un peu
trop en honneur chez les citoyens d'Amérique. Non! Il se nommait
simplement le Go a head - qui veut dire - « En avant » -, et il ne lui
restait plus qu'à justifier son nom en obéissant à toutes les
manœuvres de son capitaine.
A cette époque, la machine dynamo-électrique était presque
entièrement terminée d'après le système du brevet acquis par le
Weldon-Institute. On pouvait compter qu'avant six semaines, le _Go a
head_ aurait pris son vol à travers l'espace.
On l'a vu, cependant, toutes les difficultés de mécanique n'étaient pas
encore tranchées. Bien des séances avaient été consacrées à discuter,
non la forme de l'hélice ni ses dimensions, mais la question de savoir si
elle serait placée à l'arrière de l'appareil, comme l'avaient fait les frères
Tissandier, ou à l'avant, comme l'avaient fait les capitaines Krebs et
Renard. Inutile d'ajouter que, dans cette discussion, les partisans des
deux systèmes en étaient même venus aux mains. Le groupe des «
Avantistes » égala en nombre le groupe des « Arriéristes ». Uncle
Prudent, dont la voix aurait dû être prépondérante en cas de partage,
Uncle Prudent, élevé sans doute à l'école du professeur Buridan, n'était
pas parvenu à se prononcer.
Donc, impossibilité de s'entendre, impossibilité de mettre l'hélice en
place. Cela pouvait durer longtemps, à moins que le gouvernement
n'intervînt. Mais, aux Etats-Unis, on le sait, le gouvernement n'aime
point à s'immiscer dans les affaires privées, ni à se mêler de ce qui ne le
regarde pas. En quoi il a raison.

Les choses en étaient là, et cette séance du 13 juin menaçait de ne pas
finir ou plutôt de finir au milieu du plus épouvantable tumulte - injures
échangées, coups de poing succédant aux injures, coups de canne
succédant aux coups de poing, coups de revolver succédant aux coups
de canne -, quand, à huit heures trente-sept, il se fit une diversion.
L'huissier du Weldon-Institute, froidement et tranquillement, comme
un policeman au milieu des orages d'un meeting, s'était approché du
bureau du président. Il lui avait remis une carte. Il attendait les ordres
qu'il conviendrait à Uncle Prudent de
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