Robur-le-Conquerant | Page 5

Jules Verne
de Rome, les Anglais, à la croix de Saint-Paul de Londres, les Egyptiens, à l'angle aigu de la Grande Pyramide de Gizèh, les Parisiens, au paratonnerre de la Tour en fer de l'Exposition de 1889, haute de trois cents mètres, purent apercevoir un pavillon qui flottait sur chacun de ces points difficilement accessibles.
Et ce pavillon, c'était une étamine noire, semée d'étoiles, avec un soleil d'or à son centre.
II
Dans lequel les membres du Weldon-Institute se disputent sans parvenir à se mettre d'accord.
? Et le premier qui dira le contraire...
- Vraiment!... Mais on le dira, s'il y a lieu de le dire!
- Et en dépit de vos menaces!...
- Prenez garde à vos paroles, Bat Fyn!
- Et aux v?tres, Uncle Prudent!
Je soutiens que l'hélice ne doit pas être à l'arrière!
- Nous aussi!... Nous aussi!... répondirent cinquante voix, confondues dans un commun accord.
- Non!... Elle doit être à l'avant! s'écria PhilEvans.
- A l'avant! répondirent cinquante autres voix avec une vigueur non moins remarquable.
- Jamais nous ne serons du même avis!
- Jamais!... Jamais!
- Alors à quoi bon disputer?
- Ce n'est pas de la dispute !... C'est de la discussion!
On ne l'aurait pas cru, à entendre les reparties, les objurgations, les vociférations, qui emplissaient la salle des séances depuis un bon quart d'heure.
Cette salle, il est vrai, était la plus grande du Weldon-Institut - club célèbre entre tous, établi Walnut-Street, à Philadelphie, Etat de Pennsylvanie, Etats-Unis d'Amérique.
Or, la veille, dans la cité, à propos de l'élection d'un allumeur de gaz, il y avait eu manifestations publiques, meetings bruyants, coups échangés de part et d'autre. De là, une effervescence qui n'était pas encore calmée, et d'où provenait peut-être cette surexcitation dont les membres du Weldon-Institut venaient de faire preuve. Et, cependant, ce n'était là qu'une simple réunion de ? ballonistes ?, discutant la question encore palpitante même à cette époque - de la direction des ballons. Cela se passait dans une ville des Etats-Unis, dont le développement rapide fut Supérieur même à celui de New York, de Chicago, de Cincinnati, de San Francisco, - une ville, qui n'est pourtant ni un port, ni un centre minier de houille ou de pétrole, ni une agglomération manufacturière, ni le terminus d'un rayonnement de voies ferrées, - une ville plus grande que Berlin, Manchester, Edimbourg, Liverpool, Vienne, Pétersbourg, Dublin -, une ville qui possède un parc dans lequel tiendraient ensemble les sept parcs de la capitale de l'Angleterre, - une ville, enfin, qui compte actuellement près de douze cent mille ames et se dit la quatrième ville du monde, après Londres, Paris et New York.
Philadelphie est presque une cité de marbre avec ses maisons de grand caractère et ses établissements publics qui ne connaissent point de rivaux. Le plus important de tous les collèges du Nouveau Monde est le collège Girard, et il est à Philadelphie. Le plus large pont de fer du globe est le pont jeté sur la rivière Schuylkill, et il est à Philadelphie. Le plus beau temple de la Franc-Ma?onnerie est le Temple Ma?onnique, et il est à Philadelphie. Enfin, le plus grand club des adeptes de la navigation aérienne est à Philadelphie. Et si l'on veut bien le visiter dans cette soirée du 12 juin, peut-être y trouvera-t-on quelque plaisir.
En cette grande salle s'agitaient, se démenaient, gesticulaient, parlaient, discutaient, disputaient - tous le chapeau sur la tête - une centaine de ballonistes, sous la haute autorité d'un président assisté d'un secrétaire et d'un trésorier. Ce n'étaient point des ingénieurs de profession. Non, de simples amateurs de tout ce qui se rapportait à l'aérostatique, mais amateurs enragés et particulièrement ennemis de ceux qui veulent opposer aux aérostats les appareils ? plus lourds que l'air ?, machines volantes, navires aériens ou autres. Que ces braves gens dussent jamais trouver la direction des ballons, c'est possible. En tout cas, leur président avait quelque peine à les diriger eux-mêmes.
Ce président, bien connu à Philadelphie, était le fameux Uncle Prudent, - Prudent, de son nom de famille. quant au qualificatif Uncle, cela ne saurait surprendre en Amérique, où l'on peut être oncle sans avoir ni neveu ni nièce. On dit Uncle, là-bas, comme, ailleurs, on dit père, de gens qui n'ont jamais fait œuvre de paternité.
Uncle Prudent était un personnage considérable, et, en dépit de son nom, cité pour son audace. Très riche, ce qui ne gate rien, même aux Etats-Unis. Et comment ne l'e?t-il pas été, puisqu'il possédait une grande partie des actions du Niagara Falls? A cette époque, une société d'ingénieurs s'était fondée à Buffalo pour l'exploitation des chutes. Affaire excellente. Les sept mille cinq cents mètres cubes que le Niagara débite par seconde, produisent sept millions de chevaux-vapeur. Cette force énorme, distribuée à toutes les usines établies dans un rayon de cinq cents kilomètres, donnait annuellement une économie de quinze cents millions de francs, dont une part
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