Robur-le-Conquerant | Page 2

Jules Verne
aussi dans l'ancien continent, à propos d'un phénomène inexplicable, qui, depuis un mois environ, mettait toutes les cervelles à l'envers.
Os sublime dedit cœlumque tueri, a dit Ovide pour le plus grand honneur de la créature humaine. En vérité, jamais on n'avait tant regardé le ciel depuis l'apparition de l'homme sur le globe terrestre.
Or, précisément, pendant la nuit précédente, une trompette aérienne avait lancé ses notes cuivrées à travers l'espace, au-dessus de cette portion du Canada située entre le lac Ontario et le lac Erié. Les uns avaient entendu le Yankee Doodle, les autres le Rule Britannia. De là cette querelle d'Anglo-saxons qui se terminait par un déjeuner à Goat-Island. Peut-être, en somme, n'était-ce ni l'un ni l'autre de ces chants patriotiques. Mais ce qui n'était douteux pour personne c'est que ce son étrange avait ceci de particulier qu'il semblait descendre du ciel sur la terre.
Fallait-il croire à quelque trompette céleste, embouchée par un ange ou un archange?... N'était-ce pas plut?t de joyeux aéronautes qui jouaient de ce sonore instrument, dont la Renommée fait un si bruyant usage?
Non! Il n'y avait là ni ballon, ni aéronautes. Un phénomène extraordinaire se produisait dans les hautes zones du ciel - phénomène dont on ne pouvait reconna?tre la nature ni l'origine. Aujourd'hui, il apparaissait au-dessus de l'Amérique, quarante-huit heures après au-dessus de l'Europe, huit jours plus tard, en Asie, au-dessus du Céleste Empire. Décidément, si la trompette qui signalait son passage n'était pas celle du Jugement dernier, qu'était donc cette trompette?
De là, en tous pays de la terre, royaumes ou républiques, une certaine inquiétude qu'il importait de calmer. Si vous entendiez dans votre maison quelques bruits bizarres et inexplicables ne chercheriez-vous pas au plus vite à reconna?tre la cause de ces bruits, et, 51 l'enquête n'aboutissait à rien, n'abandonneriez-vous pas votre maison pour en habiter une autre? Oui, sans doute! Mais ici, la maison, c'était le globe terrestre. Nul moyen de le quitter pour la Lune, Mars, Vénus, Jupiter, ou toute autre planète du système solaire. Il fallait donc découvrir ce qui se passait, non dans le vide infini, mais dans les zones atmosphériques. En effet, pas d'air, pas de bruit, et, comme il y avait bruit - toujours la fameuse trompette! - c'est que le phénomène s'accomplissait au milieu de la couche d'air, dont la densité va toujours en diminuant et qui ne s'étend pas à plus de deux lieues autour de notre sphéro?de.
Naturellement, des milliers de feuilles publiques s'emparèrent de la question, la traitèrent sous toutes ses formes, l'éclaircirent ou l'obscurcirent, rapportèrent des faits vrais ou faux, alarmèrent ou rassurèrent leurs lecteurs, dans l'intérêt du tirage, - passionnèrent enfin les masses quelque peu affolées. Du coup, la politique fut par terre, et les affaires n'en allèrent pas plus mal. Mais qu'y avait-il?
On consulta les observatoires du monde entier. S'ils ne répondaient pas, à quoi bon des observatoires? Si les astronomes, qui dédoublent ou détriplent des étoiles à cent mille milliards de lieues, n'étaient pas capables de reconna?tre l'origine d'un phénomène cosmique, dans le rayon de quelques kilomètres seulement, à quoi bon des astronomes?
Aussi, ce qu'il y eut de télescopes, de lunettes, de longues-vues, de lorgnettes, de binocles, de monocles, braqués vers le ciel, pendant ces belles nuits de l'été, ce qu'il y eut d'yeux à l'oculaire des instruments de toutes portées et de toutes grosseurs, on ne saurait l'évaluer. Peut-être des centaines de mille, à tout le moins. Dix fois, vingt fois plus qu'on ne compte d'étoiles à l'œil nu sur la sphère céleste. Non! Jamais éclipse, observée simultanément sur tous les points du globe, n'avait été à pareille fête.
Les observatoires répondirent, mais insuffisamment. Chacun donna une opinion, mais différente. De là, guerre intestine dans le monde savant pendant les dernières semaines d'avril et les premières de mai.
L'observatoire de Paris se montra très réservé. Aucune des sections ne se pronon?a. Dans le service d'astronomie mathématique, on avait dédaigné de regarder; dans celui des opérations méridiennes, on n'avait rien découvert; dans celui des observations physiques, on n'avait rien aper?u; dans celui de la géodésie, on n'avait rien remarqué; dans celui de la météorologie, on n'avait rien entrevu; enfin, dans celui des calculateurs, on n'avait rien vu. Du moins l'aveu était franc. Même franchise à l'observatoire de Montsouris, à la station magnétique du parc Saint-Maur. Même respect de la vérité au Bureau des Longitudes. Décidément, Fran?ais veut dire franc
La province fut un peu plus affirmative. Peut-être dans la nuit du 6 au 7 mai avait-il paru une lueur d'origine électrique, dont la durée n'avait pas dépassé vingt secondes. Au pic du Midi, cette lueur s'était montrée entre neuf et dix heures du soir. A l'observatoire météorologique du Puy-de-D?me, on l'avait saisie entre une heure et deux heures du matin; au mont Ventoux, en Provence, entre deux et trois heures; à Nice, entre trois et
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