Rimes familières | Page 3

Camille Saint-Saëns
sauvage
Consacrer la valeur;
Ses branches se tordant ainsi que des reptiles
Croîtront dans l'avenir,
Quand on aura perdu des plantes inutiles
Même le souvenir.
À toi merci, prophète aux strophes téméraires,
Pour avoir deviné
Que le frêle arbrisseau, battu des vents contraires,
Était prédestiné!
MODESTIE
_À M. René de Récy._
Plus d'un croit à sa victoire,
N'étant pas très érudit;
À qui connaît
mieux l'Histoire
Tout orgueil est interdit.

Tu pensais, triste éphémère,
Atteindre au comble de l'art!
Poète,
regarde Homère!
Ou, musicien, Mozart!
À tous ces géants énormes
Que nous montre le passé
Compare tes
maigres formes,
O lutteur bientôt lassé!
Des forces de la Nature
Ils ont la fécondité;
Ils ont la haute stature,

La surhumaine beauté
De ces montagnes sublimes
Qui sans effort à nos yeux
Montrent
des fleurs, des abîmes,
Et la neige dans les cieux.

Si nous écrivons trois lignes,
L'Univers tout étonné
Est averti par
des signes
Qu'un chef-d'oeuvre nous est né.
Étourdi par le tapage,
L'Univers est en arrêt.
Le temps souffle sur la
page:
Le chef-d'oeuvre disparaît.
On encense des idoles
Avec les genoux pliés;
Ceux dont on boit les
paroles
Demain seront oubliés.
Ne va pas, toi qui m'écoutes
En prenant des airs narquois,

T'aventurer dans des joûtes
Avec les grands d'autrefois!
Tu te verrais, pauvre athlète,
Aussi faible qu'un enfant
Qui prendrait
une arbalète
Pour combattre un éléphant.
À AUGUSTA HOLMÈS
L'Irlande t'a donnée à nous. Ta gloire est telle
Qu'un double rayon
brille à ton front: Astarté,
Aussi belle que toi, ne savait qu'être belle;

Sapho qui t'égalait n'avait pas ta beauté.
Tu chantes, comme vibre une forêt superbe
Qu'agite la fureur des

grands vents déchaînés;
Comme aux feux de midi la cigale dans
l'herbe;
Comme sur un récif les flots désordonnés.
Ton talent réunit la force et la souplesse,
Et d'une défaillance il n'a
pas à rougir;
Si tu peux gazouiller comme en son allégresse

L'oiseau des champs, tu sais comme un fauve rugir.
La République, l'Art et l'Amour ont ensemble
Mêlé leurs voix, guidés
par ta puissante main,
Cette main qui jamais n'hésite ni ne tremble,

Que la lyre soit d'or ou qu'elle soit d'airain.
Tout un peuple a chanté l'Hymne de délivrance,
Vignerons, matelots,
artisans, laboureurs,
Artistes et savants, parure de la France,
Les
guerriers, les enfants qui leur jettent des fleurs.
À ta flamme allumée en brillante spirale
La flamme des trépieds sur
tous les fronts a lui,
Et nous avons trouvé dans l'Ode Triomphale

Pour le grand Centenaire un chant digne de lui.
La Patrie adorée au tout-puissant génie
Te presse avec amour sur son
coeur glorieux.
Sois par nous acclamée et par elle bénie,
Et puisse
ton étoile illuminer les cieux!
À LA MÊME
Il est beau de passer la stature commune;
Mais c'est un grand danger:
Le vulgaire déteste une gloire importune
Qu'il ne peut partager.
Tant qu'on a cru pouvoir vous tenir en lisière
Dans un niveau moyen,
On vous encourageait, souriant en arrière
Et vous disant: c'est bien!

Mais quand vous avez eu le triomphe insolite,
L'éclat inusité,
Cet encouragement banal et vain bien vite
De vous s'est écarté;
Et vous avez senti le frisson de la cime
Qui, seule dans le ciel,
N'a que l'azur immense autour d'elle, l'abîme
Et l'hiver éternel.
On craint les forts; celui qui dompte la chimère
Est toujours détesté.
La haine est le plus grand hommage: soyez fière
De l'avoir mérité.
GNÔTI SEAUTON
La mer tente ma lyre avec ses épouvantes,
Ses caresses de femme et
ses goëmons verts.
O mer trois fois perfide! alors que tu me hantes

Sur mon indignité j'ai les yeux grands ouverts.
Je pourrais comme un autre en alignant des rimes
Dire ton glauque
azur aux vastes horizons;
Je pourrais par des mots semés sur tes
abîmes
Faire comme les flots s'entrechoquer des sons.
Mais non, je suis trop peu pour cette rude tâche;
Tu m'as découragé
par ton immensité.
L'effort est surhumain et je me sens trop lâche

Pour peindre dans mes vers ta terrible beauté.
Que d'autres plus hardis t'adressent la parole,
Comparent ton
murmure à celui du sapin;
Je n'ose pas. Et puis ce serait chose folle

De te chanter encor après Jean Richepin.
À M. PIERRE B***

Pierre, je t'ai vu naître et de ta jeune gloire
J'aimerais à fêter les
lauriers radieux.
D'où vient donc ton silence et quelle est l'humeur
noire
Qui fait plier ton aile et te ferme les cieux?
Je la connais; je sais qu'une triste chimère
A toujours assombri ton
âme. La Vertu
Que tu voulais chanter dans ton désir austère
A mis
son doigt glacé sur ton luth: il s'est tu.
La Vertu! que le ciel me garde d'en médire!
Il n'est rien de si beau, de
si grand à mes yeux.
Mais--(mieux que moi ton père est là pour t'en
instruire)
On la célèbre mal dans la langue des dieux.
Quand Homère chantait la colère d'Achille,
Quand Horace effeuillait
des roses sur le vin,
Sur la reine Didon lorsque pleurait Virgile

Inventant pour la plaindre un langage divin,
Nul d'entre eux ne songeait à réformer le monde;
Poètes, ils faisaient
des vers, comme en été
L'abeille cherche dans la corolle profonde

Son miel dont la saveur est une volupté.
Rouvre ton aile, ami! sois digne de ta race!
De corriger les moeurs ne
va pas te
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