Regrets sur ma vieille robe de chambre | Page 3

Denis Diderot
rochers vers la mer. C'est l'image des dégradations que tu as
permises au temps d'exercer sur les choses du monde les plus solides.
Ton soleil l'aurait-il autrement éclairée? Dieu! si tu anéantis cet
ouvrage de l'art, on dira que tu es un Dieu jaloux. Prends en pitié les
malheureux épars sur cette rive. Ne te suffit-il pas de leur avoir montré
le fond des abîmes? Ne les as-tu sauvés que pour les perdre? Écoute la
prière de celui-ci qui te remercie. Aide les efforts de celui-là qui
rassemble les tristes restes de sa fortune. Ferme l'oreille aux
imprécations de ce furieux: hélas! il se promettait des retours si
avantageux; il avait médité le repos et la retraite; il en était à son
dernier voyage. Cent fois dans la route, il avait calculé par ses doigts le
fond de sa fortune; il en avait arrangé l'emploi: et voilà toutes ses
espérances trompées; peine lui reste-t-il de quoi couvrir ses membres
nus. Sois touché de la tendresse de ces deux époux. Vois la terreur que
tu as inspirée à cette femme. Elle te rend grâce du mal que tu ne lui as
pas fait. Cependant, son enfant, trop jeune pour savoir à quel péril tu
l'avais exposé, lui, son père et sa mère, s'occupe du fidèle compagnon
de son voyage; il rattache le collier de son chien. Fais grâce à l'innocent.
Vois cette mère fraîchement échappée des eaux avec son époux; ce
n'est pas pour elle qu'elle a tremblé, c'est pour son enfant. Vois comme
elle le serre contre son sein; vois comme elle le baise. O Dieu!
reconnais les eaux que tu as créées. Reconnais-les, et lorsque ton
souffle les agite, et lorsque ta main les apaise. Reconnais les sombres

nuages que tu avais rassemblés, et qu'il t'a plu de dissiper. Déjà ils se
séparent, ils s'éloignent, déjà la lueur de l'astre du jour renaît sur la face
des eaux; je présage le calme à cet horizon rougeâtre. Qu'il est loin, cet
horizon! il ne confine point avec la mer. Le ciel descend au- dessous et
semble tourner autour du globe. Achève d'éclaircir ce ciel; achève de
rendre à la mer sa tranquillité. Permets à ces matelots de remettre à flot
leur navire échoué; seconde leur travail; donne-leur des forces, et
laisse-moi mon tableau. Laisse- le-moi, comme la verge dont tu
châtieras l'homme vain. Déjà ce n'est plus moi qu'on visite, qu'on vient
entendre: c'est Vernet qu'on vient admirer chez moi. Le peintre a
humilié le philosophe.
O mon ami, le beau Vernet que je possède! Le sujet est la fin d'une
tempête sans catastrophe fâcheuse. Les flots sont encore agités; le ciel
couvert de nuages; les matelots s'occupent sur leur navire échoué; les
habitants accourent des montagnes voisines.
Que cet artiste a d'esprit! Il ne lui a fallu qu'un petit nombre de figures
principales pour rendre toutes les circonstances de l'instant qu'il a choisi.
Comme toute cette scène est vraie! Comme tout est peint avec légèreté,
facilité et vigueur! Je veux garder ce témoignage de son amitié. Je veux
que mon gendre le transmette ses enfants, ses enfants aux leurs, et
ceux-ci aux enfants qui naîtront d'eux.
Si vous voyiez le bel ensemble de ce morceau; comme tout y est
harmonieux; comme les effets s'y enchaînent; comme tout se fait valoir
sans effort et sans apprêt; comme ces montagnes de la droite sont
vaporeuses; comme ces rochers et les édifices surimposés sont beaux;
comme cet arbre est pittoresque; comme cette terrasse est éclairée;
comme la lumière s'y dégrade; comme ces figures sont disposées,
vraies, agissantes, naturelles, vivantes; comme elles intéressent; la force
dont elles sont peintes; la pureté dont elles sont dessinées; comme elles
se détachent du fond; l'énorme étendue de cet espace; la vérité de ces
eaux; ces nuées, ce ciel, cet horizon! Ici le fond est privé de lumière et
le devant clair, au contraire du technique commun. Venez voir mon
Vernet; mais ne me l'ôtez pas.
Avec le temps, les dettes s'acquitteront; le remords s'apaisera; et j'aurai

une jouissance pure. Ne craignez pas que la fureur d'entasser des belles
choses me prenne. Les amis que j'avais, je les ai; et le nombre n'en est
pas augmenté. J'ai Laïs, mais Laïs ne m'a pas. Heureux entre ses bras,
je suis prêt à la céder à celui que j'aimerai et qu'elle rendrait plus
heureux que moi. Et pour vous dire mon secret à l'oreille, cette Laïs,
qui se vend si cher aux autres, ne m'a rien coûté.

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chambre by Denis Diderot
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