Recits dun soldat - Une Armee Prisonniere; Une Campagne Devant Paris | Page 9

Amedee Achard
élan ramena les volontaires qui avaient si bravement fait leur devoir; mais leur groupe vaillant paya sa d?me à la mort. J'en vis tomber trois encore, et le reste disparut sous la vo?te: ma gorge était prise comme dans un étau.
Mon tour de servir était venu. Sur un signe du lieutenant, et à l'instant même où les derniers zouaves passaient sur le tablier du pont-levis, je m'élan?ai avec cinq ou six camarades complètement en dehors et me suspendis aux cha?nes du pont qu'il s'agissait de relever. Les Prussiens, qui n'étaient plus tenus en respect, se précipitèrent du c?té des palissades et firent un feu d'enfer. Je ne voyais plus. Autour de cette grappe d'hommes qui pesaient de toutes leurs forces sur les deux cha?nes, les balles tra?aient un cercle en s'aplatissant contre le mur. Il me semblait que huit ou dix allaient me traverser le corps. Elles ricochaient partout; leur choc contre la pierre et le fer ne s'en détachait pas en coups isolés, mais faisait un bruissement continuel. Je m'étonnais de la pesanteur du pont, bien que j'eusse mis à l'épreuve la solidité de mes muscles, et de la lenteur maladroite des cha?nes à glisser dans leurs ramures, et cependant cette opération qui me paraissait interminable ne dura pas plus de quinze secondes. Quand les balles trouèrent le lourd bouclier qui fermait la vo?te, je me secouai: je n'avais pas une égratignure. Aucun de mes camarades non plus n'avait été touché.
--C'est la chance, murmura un caporal qui s'essuyait le front.
Un de mes voisins me tapa sur l'épaule, et m'engagea à le suivre sur le rempart.
--Tu comprends, me dit-il, qu'il n'y a plus rien à faire ici; là-haut, nous verrons tout: ce doit être dr?le.
Cette dernière observation me décida. On avait bien là-haut, comme disait le zouave, l'inconvénient des obus qui tombaient ?à et là; mais on pouvait aisément se défiler des balles. Je m'étendis sur l'herbe, et me mis à fumer quelques cigarettes, tout en ne perdant aucun détail du spectacle que j'avais sous les yeux. Des nuages de fumée montaient dans l'air, des fermes br?laient; on distinguait des ondulations noires parmi les champs. ?à et là, des hommes isolés couraient. Des masses profondes s'avan?aient au loin.
--?a, c'est l'infanterie, me dit mon voisin, qui savourait ma pipe... Ces gueux-là en ont des tas.
Il s'interrompit pour m'emprunter une pincée de tabac, et, allongeant le bras dans la direction d'un hameau:
--Cette poussière qui roule tout là-bas, c'est des uhlans; plus on en tue, plus il y en a.
J'étais sur mon rempart comme dans une stalle d'orchestre; mais les drames militaires que j'avais vus au théatre ne m'avaient donné qu'une médiocre idée du spectacle terrible dont les scènes se déroulaient sous mes yeux: je ne comptais plus les cadavres épars dans les champs. Quelque chose qui se passait à ma gauche me fit tout à coup me relever à demi. Sur un plateau qui s'étend au-dessus de Sedan et qui fait face à la Belgique, un régiment de cuirassiers lancé au galop exécutait une charge. Les rayons du soleil frappaient leur masse éclatante. Les cuirasses semblaient en flammes: c'était comme une nappe d'éclairs qui courait. On voyait leurs sabres étinceler parmi les casques. L'avalanche des escadrons tombait sur les lignes noires de l'infanterie bavaroise, lorsque les batteries prussiennes aper?urent nos cuirassiers. Soudain le vol des obus qui battait le rempart passa avec un bruit strident au-dessus de nos têtes et tourbillonna sur le plateau. Je vis des rangs s'ouvrir et des chevaux tomber. Je sentais mon coeur battre à m'étouffer. Il arrive souvent que les émotions n'atteignent pas au niveau de ce qu'on espérait ou redoutait; mais au milieu de ce bruit formidable, en présence de ces fourmilières d'hommes qui marchaient dans le sang, celles qui m'agitaient dépassaient en violence tout ce que j'avais pu supposer.
Pendant toute la matinée, on avait cru dans Sedan que nous étions vainqueurs; c'était moins cependant une croyance qu'un espoir. Quelques officiers essayèrent même de relever le moral des soldats par des récits fantastiques.
--Courage, mes enfants, disaient-ils, Bazaine arrive!
Hélas! ce ne fut point Bazaine, mais un nouveau Blücher avec 100,000 hommes encore! Vers midi, le bruit se répandit parmi les groupes que l'armée prussienne, augmentée subitement d'un gros renfort de troupes fra?ches, avait pris l'offensive, et que les n?tres, fatigués d'une lutte inégale, battaient en retraite. A deux heures à peu près, la débandade commen?a. Du sommet du rempart, où j'étais toujours placé avec les autres zouaves de mon détachement, j'assistais à cette retraite, qui prenait de minute en minute l'aspect d'une déroute. Les régiments que j'apercevais au loin flottaient indécis. Les rangs étaient confondus; plus d'ordre. Dans cette foule, les projectiles faisaient des trouées. Des bataillons s'effondraient ou s'émiettaient. Je ne perdais pas l'occasion de faire le coup de feu. Nous tirions à volonté, et nous
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