Quinze Jours en Egypte | Page 5

Fernand Neuray
de la ville, une chambre garnie se paie deux cents francs par mois. Dans les quartiers excentriques, au delà de la gare par exemple, on demande cent vingt-cinq francs par mois pour un modeste appartement de quatre ou cinq pièces. Les propriétaires sont intraitables. La demande continue d'ailleurs de dépasser l'offre. La crise financière a arrêté, en même temps que la spéculation sur les terrains, l'essor de la batisse. Tout le monde est mal logé; tout le monde paie horriblement cher des logements médiocres. ?Quand je pense que nous aurions à Bruxelles, pour dix-huit cents francs, une jolie maison en plein quartier Nord-Est, la nostalgie des premiers temps de mon séjour ici me reprend et m'oppresse?, nous disait une charmante femme, à qui le courage ne manque pas cependant.
Il s'agira pour la Société d'Héliopolis de vendre assez de terrains, de louer assez de villas et d'appartements pour rémunérer le capital engagé. Grosse affaire, évidemment, et de longue haleine. Les sceptiques branlent la tête. Mais les raisons de croire et d'espérer ne manquent pas.
Deux sociétés, l'une belge, l'autre fran?aise, font construire quarante des villas auxquelles on met en ce moment la dernière main. Elles se sont constituées dans ce but. Elles ont acheté pour cela, l'une soixante, l'autre quarante feddans (le feddan vaut quarante-deux ares) à la Société d'Héliopolis. C'est quatre cents fonctionnaires égyptiens que la Société s'est engagée à loger dans les conditions que je disais tout à l'heure. Une caserne--il para?t que c'est l'école militaire--élève sa fa?ade banale le long de la route carrossable, totalement terminée, qui relie Héliopolis au Caire. On construit une autre route entre la ville nouvelle et le palais de Koubbeh, résidence du Khédive, dont les jardins et les terrasses semblent toutes proches dans la trompeuse transparence de l'air pur. Il para?t que la température, à Héliopolis, est, toute l'année, moins élevée de deux degrés qu'au Caire, où le thermomètre enregistre parfois, l'été, c'est-à-dire du mois de mars au mois de décembre, quarante-trois degrés à l'ombre. Quelle fournaise pour les occidentaux! Enfin, le gouvernement khédivial aurait décidé la construction prochaine, au Caire, d'un réseau d'égouts[3]. Car cette ville de plus d'un million d'habitants n'a pas d'égouts. Quand il pleut, phénomène très rare, qu'on voit cinq ou six fois chaque année, certains quartiers sont transformés, pour plusieurs heures, en lacs sales et profonds. Il faut se résigner à s'enfermer chez soi; on trompe l'impatience et l'ennui en regardant le niveau de ces petites mers intérieures diminuer lentement. Quand le Caire aura un réseau d'égouts, peut-être que le typhus, favorisé aujourd'hui par la saleté des quartiers indigènes et le mépris de la plèbe égyptienne pour les règles de la plus élémentaire hygiène, cédera tout à fait la place. Ce qui est certain, c'est que d'innombrables maisons s'écrouleront dès les premiers coups de pioche dans le sous-sol de la vieille ville, batie depuis douze siècles. La cherté des loyers n'en diminuera pas, bien au contraire.
Héliopolis n'est donc ni une fantaisie aventureuse ni une éblouissante chimère. C'est une entreprise hardie, mais raisonnable, logique et fondée sur un besoin réel. Aux portes d'une vieille cité orientale, où des milliers de riches: fonctionnaires, gens de négoce ou de finance, étouffent, l'été, c'est-à-dire huit mois au moins sur douze, retenus près du bureau ou de la banque par la tache quotidienne, on batit dans la verdure une ville de plaisance, salubre, confortable, parfaitement moderne. Voilà, en quelques mots, toute l'affaire. Imaginez Ostende à vingt minutes de Bruxelles ou de Paris.
La visite de la ville naissante s'est terminée, cela va de soi, par un déjeuner. Le conseil d'administration avait invité une centaine de convives. S.E. Boghos Pacha Nubar présidait. Au champagne, M. Paul Adam a célébré, dans un discours lyrique, le caractère grandiose, méditerranéen et prométhéen de la nouvelle Héliopolis. M. Pierre Baudin a exalté l'oeuvre accomplie par la France en égypte aux temps du Premier Consul et de Ferdinand de Lesseps. On allait lever le camp sans que personne e?t dit un mot de la Belgique et des Belges, quand M. Léon Carton de Wiart s'est levé.
Notre très distingué compatriote est proche parent du député de Bruxelles et du secrétaire du Roi. Il occupe au Caire une situation enviée. Peu d'avocats, en égypte, pourraient soutenir, à n'importe quel point de vue, la comparaison avec lui. Au demeurant, l'homme le plus simple et le plus serviable du monde. En quelques mots précis, dénués de toute emphase, il a rappelé que la nouvelle Héliopolis est une entreprise belge, née de l'initiative d'un Belge et soutenue, pour une grande part, par le capital belge, à qui le courage, voire l'audace n'a jamais fait défaut: les égyptiens sont payés pour le savoir. Il a fait acclamer la Belgique et les Belges. Encore un peu, on le portait en triomphe.
Un peu plus tard, une vingtaine de Belges
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