soldats.
--Camarades, un gros vieux arbre creux et mort où un homme peut se fourrer comme dans une gaine, ces sauvages appellent ?a une émousse. Qu'est-ce que vous voulez? Ils ne sont pas forcés d'être de Paris.
--Coucher dans le creux d'un arbre! dit la vivandière, et avec trois enfants!
--Et, reprit le sergent, quand les petits gueulaient, pour les gens qui passaient et qui ne voyaient rien du tout, ?a devait être dr?le d'entendre un arbre crier _papa, maman_!
--Heureusement, c'est l'été, soupira la femme.
Elle regardait la terre, résignée, ayant dans les yeux l'étonnement des catastrophes.
Les soldats silencieux faisaient cercle autour de cette misère.
Une veuve, trois orphelins, la fuite, l'abandon, la solitude, la guerre grondant tout autour de l'horizon, la faim, la soif, pas d'autre nourriture que l'herbe, pas d'autre toit que le ciel.
Le sergent s'approcha de la femme et fixa ses yeux sur l'enfant qui tétait. La petite quitta le sein, tourna doucement la tête, regarda avec ses belles prunelles bleues l'effrayante face velue, hérissée et fauve qui se penchait Sur elle, et se mit à sourire.
Le sergent se redressa, et l'on vit une grosse larme rouler sur sa joue et s'arrêter au bout de sa moustache comme une perle.
Il éleva la voix.
--Camarades, de tout ?a je conclus que le bataillon va devenir père. Est-ce convenu? Nous adoptons ces trois enfants-là.
--Vive la République! crièrent les grenadiers.
--C'est dit, fit le sergent.
Et il étendit les deux mains au-dessus de la mère et des enfants.
--Voilà, dit-il, les enfants du bataillon du Bonnet-Rouge.
La vivandière sauta de joie.
--Trois têtes dans un bonnet! cria-t-elle.
Puis elle éclata en sanglots, embrassa éperdument la pauvre veuve, et lui dit:
--Comme la petite a déjà l'air gamine!
--Vive la République! répétèrent les soldats.
Et le sergent dit à la mère:
--Venez, citoyenne.
LIVRE DEUXIèME
LA CORVETTE CLAYMORE
I. ANGLETERRE ET FRANCE MêLéES
Au printemps de 1793, au moment où la France, attaquée à la fois à toutes ses frontières, avait la pathétique distraction de la chute des Girondins, voici ce qui se passait dans l'archipel de la Manche.
Un soir, le 1er juin, à Jersey, dans la petite baie déserte de Bonnenuit, une heure environ avant le coucher du soleil, par un de ces temps brumeux qui sont commodes pour s'enfuir parce qu'ils sont dangereux pour naviguer, Une corvette mettait à la voile. Ce batiment, était monté par un équipage fran?ais, mais faisait partie de la flottille anglaise placée en station et comme en sentinelle à la pointe orientale de l'?le. Le prince de La Tour-d'Auvergne, qui était de la maison de Bouillon, commandait la flottille anglaise, et c'était par ses ordres, et pour un service urgent et Spécial, que la corvette en avait été détachée.
Cette corvette, immatriculée à la Trinity-House sous le nom de The Claymore, était en apparence une corvette de charge, mais en réalité une corvette de guerre. Elle avait la lourde et pacifique allure marchande; il ne fallait pas s'y fier pourtant. Elle avait été construite à deux fins, ruse et force: tromper, s'il est possible, combattre, s'il est nécessaire. Pour le service quelle avait à faire cette nuit-là, le chargement avait été remplacé dans l'entre-pont par trente caronades de fort calibre. Ces trente caronades, soit qu'on prévit une tempête, soit plut?t, qu'on voul?t donner une figure débonnaire au navire, étaient à la serre, c'est-à-dire fortement amarrées en dedans par de triples cha?nes et la volée appuyée aux écoutilles lamponnées; rien ne se voyait au dehors; les sabords étaient aveuglés: les panneaux étaient fermé; c'était comme un masque mis à la corvette. Ces caronades étaient à roue de bronze à rayons, ancien modèle, dit ?modèle radié?. Les corvettes d'ordonnance n'ont de canons que sur le pont; celle-ci, faite pour la surprise et l'emb?che, était à pont désarmé, et avait été construite de fa?on à pouvoir porter, comme on vient de le voir, une batterie d'entre-pont. La Claymore était d'un gabarit massif et trapu, et pourtant bonne marcheuse: c'était la coque la plus solide de toute la marine anglaise, et au combat elle valait presque une frégate, quoiqu'elle n'e?t pour mat d'artimon qu'un matereau avec une simple brigantine. Son gouvernail, de forme rare et savante, avait une membrure courbe presque unique qui avait co?té cinquante livres sterling dans les chantiers de Southampton.
L'équipage, tout fran?ais, était composé d'officiers émigrés et de matelots déserteurs. Ces hommes étaient triés; pas un qui ne f?t bon marin, bon soldat et bon royaliste. Ils avaient le triple fanatisme du navire, de l'épée et du roi.
Un demi bataillon d'infanterie de marine, pouvant au besoin être débarqué, était amalgamé à l'équipage.
La corvette Claymore avait pour capitaine un chevalier de Saint-Louis, le comte du Boisberthelot, un des meilleurs officiers de l'ancienne marine royale, pour second le chevalier de La Vieuville qui avait commandé aux gardes-fran?aises la compagnie où Hoche avait été sergent, et pour pilote le plus sagace patron de Jersey, Philip Gacquoit.
On devinait que ce
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