Quatrevingt-Treize | Page 9

Victor Hugo
des imbéciles. Tenez, ce Boulaivilliers dont vous parliez, La
Vieuville, je l'ai connu, je l'ai vu de près. Au commencement, les
paysans étaient armés de piques; ne s'était-il pas fourré dans la tête d'en
faire des piquiers? Il voulait leur apprendre l'exercice de la
pique-en-biais et de la pique-traînante-le-fer-devant. Il avait rêvé de
transformer ces sauvages en soldats de ligne. Il prétendait leur
enseigner à émousser les angles d'un carré et à faire des bataillons à
centre vide. Il leur baragouinait la vieille langue militaire; pour dire un
chef d'escouade, il disait, un _cap d'escadre_, ce qui était l'appellation
des caporaux sous Louis XIV. Il s'obstinait à créer un régiment avec
tous ces braconniers; il avait des compagnies régulières dont les
sergents se rangeaient en rond tous les soirs, recevant le mot, et le
contre-mot du sergent de la colonelle qui les disait tout bas au sergent
de la lieutenance, lequel les disait à son voisin qui les transmettait au
plus proche, et ainsi d'oreille en oreille jusqu'au dernier. Il cassa un
officier qui ne s'était pas levé tète nue pour recevoir le mot d'ordre de la
bouche du sergent. Vous jugez comme cela a réussi. Ce butor ne

comprenait pas que les paysans veulent être menés à la paysanne, et
qu'on ne fait pas des hommes de caserne avec des hommes des bois.
Oui, j'ai connu ce Boulainvilliers-là.
Ils firent quelques pas, chacun songeant de son côté.
Puis la causerie continua.
--A propos, se confirme-t-il que Dampierre soit tué?
--Oui, commandant.
--Devant Condé?
--Au camp de Pamars. D'un boulet de canon.
Boisberthelot soupira.
--Le comte de Dampierre. Encore un des nôtres qui était des leurs!
--Bon voyage! dit La Vieuville.
--Et Mesdames? où sont-elles?
--A Trieste.
--Toujours?
--Toujours.
Et La Vieuville s'écria:
--Ah! cette république! que de dégâts pour peu de chose! Quand on
pense que cette révolution est venue pour un déficit de quelques
millions!
--Se défier des petits points de départ, dit Boisberthelot.
--Tout va mal, reprit La Vieuville.
--Oui, La Rouarie est mort, Du Dresnay est idiot. Quels tristes meneurs
que tous ces évêques, ce Coucy, l'évêque de la Rochelle, ce Beaupoil
Saint-Aulaire, l'évêque de Poitiers, ce Mercy, l'évêque de Luçon, amant
de madame de L'Eschasserie!...
--Laquelle s'appelle Servanteau, vous savez, commandant;
L'Eschasserie est un nom de terre.
--Et ce faux évêque d'Agra, qui est curé de je ne sais quoi!
--De Dol. Il s'appelle Guillot de Folleville. Il est brave, du reste, et se
bat.
--Des prêtres quand il faudrait des soldats! Des évêques qui ne sont pas
des évêques! des généraux qui ne sont pas des généraux!
La Vieuville interrompit Boisberthelot.
--Commandant, vous avez le Moniteur dans votre cabine?
--Oui.
--Qu'est-ce donc qu'on joue à Paris dans ce moment-ci?

--_Adèle et Paulin_, et la Caverne.
--Je voudrais voir ça.
--Vous le verrez. Nous serons à Paris dans un mois.
Boisberthelot réfléchit un instant et ajouta:
--Au plus tard. M. Windham l'a dit à milord Hood.
--Mais alors, commandant, tout ne va pas si mal?
--Tout irait bien, parbleu, à la condition que la guerre de Bretagne fût
bien conduite.
La Vieuville hocha la tête.
--Commandant, reprit-il, débarquerons-nous l'infanterie de marine?
--Oui, si la côte est pour nous; non, si elle est hostile. Quelquefois il
faut que la guerre enfonce les portes, quelquefois il faut qu'elle se lisse.
La guerre civile doit toujours avoir dans sa poche une fausse clef. On
fera le possible. Ce qui importe, c'est le chef.
Et Boisberthelot, pensif, ajouta:
--La Vieuville, que penseriez-vous du chevalier de Dieuzie?
--Du jeune?
--Oui.
--Pour commander?
--Oui.
--Que c'est encore un officier de plaine et de bataille rangée. La
broussaille ne connaît que le paysan.
--Alors, résignez-vous au général Stofflet et au général Cathelineau.
La Vieuville rêva un moment, et dit:
--Il faudrait un prince, un prince de France, un prince du sang. Un vrai
prince.
--Pourquoi? Qui dit prince...
--Dit poltron. Je le sais, commandant. Niais c'est pour l'effet sur les
gros yeux bêtes des gars.
--Mon cher chevalier, les princes ne veulent pas venir.
--On s'en passera.
Boisberthelot fit ce mouvement machinal qui consiste à se presser le
front avec la main, comme pour en faire sortir une idée.
Il reprit:
--Enfin, essayons de ce général-ci.
--C'est un grand gentilhomme.
--Croyez-vous qu'il suffira?

--Pourvu qu'il soit bon, dit La Vieuville.
--C'est-à-dire féroce, dit Boisberthelot.
Le comte et le chevalier se regardèrent.
--Monsieur du Boisberthelot, vous avez dit le mot. Féroce. Oui, c'est là
ce qu'il nous faut. Ceci est la guerre sans miséricorde. L'heure est aux
sanguinaires. Les régicides ont coupé la tête à Louis XVI, nous
arracherons les quatre membres aux régicides. Oui, le général
nécessaire est le général inexorable. Dans l'Anjou et dans le haut Poitou,
les chefs font les magnanimes, on patauge dans la générosité, rien ne va.
Dans le Marais et
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