Propos de ville et propos de théâtre | Page 7

Henry Murger
est myope,--autant M... est sourd, mais d'une surdité tellement authentique, qu'elle ne lui permet pas même d'entendre le bien qu'on dit de lui, ou le mal qu'on dit de ses amis.--Dans un repas de chasseurs, où il se trouvait,--l'amphitryon qui avait déjà demandé, en lui criant dans l'oreille et en lui montrant son assiette et le plat qu'il découpait, s'il devait lui en servir.--M... qui n'entendait pas, continuait à causer avec son voisin. Son ami, impatienté, prend un fusil et le décharge par la fenêtre de la salle à manger.
--Qu'y a-t-il? fit M... en se retournant.
--C'est moi, répondit son ami, qui te demande si tu veux du paté de foie gras.
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Une célèbre crinoline, revenant de Mabille, rencontre une de ses amies.
--Eh bien! lui demande celle-ci, es-tu contente? était-ce bien composé ce soir?
--Ne m'en parle pas, ma chère,--une société d'économistes.
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J. T... ne vise pas au dandysme.--Non, ce n'est pas sa spécialité. Malgré sa tenue négligée, il n'essaye pas moins de faire croire à tous ses amis qu'il fréquente la plus haute société parisienne et qu'il y est admis libre de toute étiquette...
Ces jours passés, un ami de T... le rencontre, comme celui-ci mirait avec satisfaction, dans les glaces extérieures des boutiques, un costume d'été, tout battant neuf, et qui lui allait comme un gant,--à un manchot.
--Comme te voilà beau! dit l'ami. Et, flattant la manie de T..., il ajoute:--Tu es allé dans le monde?
--Mais oui, répondit T..., je sors en ce moment de chez le prince...
--De chez le prince Eugène.
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Les domestiques qui sont au service des artistes ou des gens dont la publicité s'occupe fréquemment, se montrent tous fort enclins à se mettre à la remorque de la réputation de leurs ma?tres. Quelques-uns sont même parvenus à se créer une sorte de personnalité, entre autres la servante-modèle de M. Dumas fils, que les amis de celui-ci ont surnommée le verrou. Plus d'une fois, les chroniqueurs ont vanté les vertus domestiques de Mlle Verrou, qui recueille très-soigneusement tous les articles où il est question d'elle, pour en faire une collection de certificats. Les fréquentes mentions dont elle a été l'objet ont éveillé la jalousie de la ma?tresse Jacques de M. Dantan, une brave femme qui est depuis longtemps au service du spirituel sculpteur.
--Comment! Monsieur, disait-elle à son ma?tre, vous recevez chez vous tous les journalistes de Paris, et vous n'êtes pas honteux qu'aucun de ces messieurs n'ait encore parlé de moi! Il me semble que je vaux bien Verrou, et ces messieurs, que vous recevez depuis si longtemps, me devraient bien une politesse.
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Si les familiers de l'atelier Dantan se montrent un peu négligents à tresser des couronnes pour l'ambitieuse Victoire, ils n'oublient pas ses bons services et son affabilité ordinaire lorsque vient le Jour de l'An.--Au premier janvier dernier, M. édouard Thierry, qui est un des intimes de la maison, prenait Victoire à part pour lui faire son compliment.--Mais Victoire n'est pas une femme de son temps: elle dédaigne l'argent et préfère la gloire.
--Ah! Monsieur, dit-elle au critique, j'aurais mieux aimé un article dans le Moniteur.
--Mais, ma chère Victoire, vous savez bien que je ne m'occupe que des livres dans mon feuilleton. Vous n'en faites pas.
--Comment! répliqua Victoire, et mon livre de dépenses?
à cette collection de l'amour-propre de l'office ou de l'antichambre, il faut ajouter la grande figure d'Adolphe,--le domestique de Lafontaine.--Depuis le jour où on a raconté une anecdote dans laquelle son nom se trouvait mêlé à celui de son ma?tre,--Adolphe a grandi de vingt coudées dans sa propre estime;--ce ne sont plus des talons qu'il a à ses chaussures, ce sont des piédestaux,--et il retire son chapeau quand il passe sous l'arc de l'étoile... Quelques jours après la publication de cette anecdote, Adolphe, initié subitement aux lois du bien-vivre, prenait un coupé et venait, vêtu comme un parfait notaire, déposer sa carte dans les bureaux du journal qui l'avait publiée.
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Un des amis de Lafontaine fit un jour à Adolphe la politesse de lui apporter le roman de Benjamin Constant:
--Lisez cela, lui dit-il, je crois qu'il est question de vous.
Quelques jours après, l'ami, étant revenu, lui demande ce qu'il pense de l'ouvrage qu'il lui a donné,--et si c'est réellement lui que l'auteur a voulu mettre en scène.
--Il y a quelque chose de vrai, répliqua gravement Adolphe;--mais tout n'est pas absolument exact.--Ce M. Benjamin Constant aurait pu me demander un rendez-vous: je lui aurais fourni des renseignements. Cependant, une politesse en vaut une autre,--et quand je saurai son adresse, j'irai lui porter ma carte.
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Lafontaine avait dernièrement à déjeuner chez lui un personnage officiel qui approche souvent S. M. l'Empereur.--Adolphe, qui est d'ailleurs un excellent serviteur et un gar?on intelligent, s'était distingué.--Il avait même daigné composer lui-même une certaine
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