Promenades autour dun village | Page 2

George Sand
bleues rayées de rochers blancs et de remous écumeux.
C'est cette grande brisure qui se découvrait tout à coup au détour du
chemin et qui ravissait nos regards par un spectacle aussi charmant
qu'inattendu.
En cet endroit, le torrent forme un fer à cheval autour d'un mamelon
fertile couvert de blondes moissons. Ce mamelon, incliné jusqu'au lit de
la Creuse, ressemble à un éboulement qui aurait coulé paisiblement
entre les deux remparts de rochers, lesquels se relèvent de chaque côté
et enferment, à perte de vue, le cours de la rivière dans les sinuosités de
leurs murailles dentelées.
Le contraste de ces âpres déchirements et de cette eau agitée, avec la
placidité des formes environnantes, est d'un réussi extraordinaire.
C'est une petite Suisse qui se révèle au sein d'une contrée où rien
n'annonce les beautés de la montagne. Elles y sont pourtant
discrètement cachées et petites de proportions, il est vrai, mais vastes
de courbes et de perspectives, et infiniment heureuses dans leurs
mouvements souples et fuyants. Le torrent et ses précipices n'ont pas de
terreurs pour l'imagination. On sent une nature abordable, et comme qui
dirait des abîmes hospitaliers. Ce n'est pas sublime d'horreur; mais la
douceur a aussi sa sublimité, et rien n'est doux à l'oeil et à la pensée
comme cette terre généreuse soumise à l'homme, et qui semble ne s'être
permis de montrer ses dents de pierre que là où elles servent à soutenir
les cultures penchées au bord du ravin.
Quand vous interrogez une de ces mille physionomies que revêt la
nature à chaque pas du voyageur, ne vous vient-il pas toujours à l'idée
de la personnifier dans l'image d'une déesse aux traits humains?
La terre est femelle, puisqu'elle est essentiellement mère. C'est donc

une déité aux traits changeants, et elle se symbolise par une beauté de
femme tour à tour souriante et désespérée, austère et pompeuse,
voluptueuse et chaste. Le travail de l'homme, jusqu'à ce jour ennemi de
sa beauté, réussit à lui ôter toute physionomie, et cela, sur de grandes
étendues de pays. Livrée à elle-même, elle trouve toujours moyen d'être
belle ou frappante d'une manière quelconque.
Voilà pourquoi, dès qu'on aborde une région où les conquêtes de la
culture n'ont pu effacer la trace des grands bouleversements ou des
grands nivellements primitifs, on est saisi d'émotion et de respect.
Cette émotion tient du vertige devant les scènes grandioses des hautes
montagnes et les débris formidables des grands cataclysmes.
Rien de semblable ici.
C'est un mouvement gracieux de la bonne déesse; mais, dans ce
mouvement, dans ce pli facile de son vêtement frais, on sent la force et
l'ampleur de ses allures. Elle est là comme couchée de son long sur les
herbes, baignant ses pieds blancs dans une eau courante et pure; c'est la
puissance en repos; c'est la bonté calme des dieux amis. Mais il n'y à
rien de mou dans ses formes, rien d'énervé dans son sourire. Elle a la
souveraine tranquillité des immortels, et, toute mignonne et délicate
qu'elle se montre, on sent que c'est d'une main formidablement aisée
qu'elle a creusé ce vaste et délicieux jardin dans cet horizon de son
choix.
Ce jardin naturel qui s'étend sur les deux rives de la Creuse, c'est l'oasis
du Berry.
Chère petite Indre froide et muette de nos prairies, pardonne-le-nous! tu
es notre compagne légitime; mais nous tous qui habitons tes rives
étroites et ombragées, nous sommes les amoureux de la Creuse, et,
quand nous avons trois jours de liberté, nous te fuyons pour aller
tremper le bout de nos doigts dans les petits flots mutins de la naïade de
Châteaubrun et de Crozant. Les bons bourgeois et les jeunes poëtes de
nos petites villes vont voir ces rochers, après lesquels ils croient
naïvement que les Alpes et les Pyrénées n'ont plus rien à leur

apprendre.
Faisons comme eux, oublions le mont Blanc et le pic du Midi. Oublions
même Mayorque et l'Auvergne, et le Soracte, plus facile à oublier.
Qu'importe la dimension des choses! C'est l'harmonie de la couleur et la
proportion des formes qui constituent la beauté. Le sentiment de la
grandeur se révèle parfois aussi bien dans la pierre antique gravée d'un
chaton de bague que dans un colosse d'architecture.
La journée était devenue brûlante; nos chevaux avaient faim et soif:
nous descendîmes au village du Pin, où le chemin finissait. Mais le
malheureux village, il est assis au bord du ravin de la Creuse, et il lui
tourne le dos! Pas une maison, pas un oeil qui se soucie de plonger
dans cette belle profondeur; les habitants aiment mieux regarder leur
chemin neuf et poudreux et le talus aride qui l'enferme.
Malgré cette absence de goût, on peut dire, comme dans les relations
des grands voyages, que les habitants de ce lieu sont fort affables. Nous
sommes encore
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