Pour la patrie | Page 4

Jules-Paul Tardivel
pluie froide, poussée par le vent du nord-est qui mugit
autour des maisons et les ébranle jusque dans leurs fondements. Les
lumières électriques sont éteintes; la tempête qui sévit depuis deux

jours a complètement désorganisé le service.
C'est une nuit au commencement de novembre de l'année 1945.
Une bourrasque, plus violentes que les autres, S'abat sur la ville. La
pluie tourmentée devient poussière; et le vent, s'engouffrant dans les
cheminées, hurle lugubrement.
--Brrr! fait celui qui a parlé le premier. On dirait que tous les diables
sont décharnés! Est-ce loin encore?
--Nous y serons dans un instant, dit son compagnon. Mais, pour moi,
j'aime la tempête qui brise les croix, qui renverse les églises, qui fait
trembler les hommes. C'est le souffle du grand Persécuté qui passe,
Dieu de la nature! Il secouera ses chaînes. Il triomphera. Il écrasera son
éternel Ennemi. Il se délivrera lui-même et nous délivrera avec lui de la
tyrannie d'Adonaï. Oui, j'aime tout ce qui est force, tout ce qui est rage,
tout ce qui est fureur, tout ce qui renverse, tout ce qui brise, tout ce qui
détruit.
En parlant ainsi, cet homme s'est arrêté. Son regard levé vers le ciel est
aussi sombre que la nuit. Sa main fermée fait un geste de menace, et ses
paroles de blasphème sortent en sifflant entre ses dents fortement
serrées.
--Tu parles comme un vrai kadosch! fait l'autre, avec un accent
légèrement ironique.
--Et toi, on dirait parfois que tu es un adonaïte déguisé!
Puis ils continuent leur route en silence.
Les deux compagnons arrivent bientôt à une ruelle plus obscure encore
que les rues environnantes. Ils s'y engagent furtivement, et frappent,
d'une manière particulière, à la porte d'une habitation basse dont toutes
les fenêtres sont fermées par de solides volets. Il y a rapide échange de
mots de passe; puis la porte s'entr'ouvre et les deux ouvriers de ténèbres
se glissent plutôt qu'ils n'entrent dans la maison.

Ouvriers de ténèbres! Oui, car c'est dans cette maison obscure que se
réunit le conseil central de la Ligue du Progrès de la province de
Québec. Cette ligue n'est rien autre chose que la franc-maçonnerie
organisée en vue des luttes politiques. Sauf le nom et certaines
singeries jugées inutiles, c'est le carbonarisme: même organisation,
même but, mêmes moyens d'action.
La province de Québec a marché rapidement dans les voies du progrès
moderne depuis quarante ans. Les grands bouleversements sociaux dont
la France fut le théâtre au commencement du vingtième siècle, ont jeté
sur nos rives un nombre considérable de nos cousins d'outre-mer. Parmi
ces immigrants quelques bons sont venus renforcer l'élément sain et
vraiment catholique de notre population. Mais la France mondaine,
sceptique, railleuse, impie et athée, la France des boulevards, des
théâtres, des cabarets, des clubs et des loges, la France ennemie
déclarée de Dieu et de son Église a aussi fait irruption au Canada.
Depuis longtemps les théâtres sont florissants à Québec et à Montréal,
et des troupes de comédiens font des tournées dans les principaux
centres: Trois-Rivières, Saint-Hyacinthe, Joliette, Saint-Jean, Sorel,
Chicoutimi, gâtant les moeurs, ramollissant les caractères. La littérature
corruptrice qui sort de Paris comme un fleuve immonde se répand sur
notre pays depuis plus d'un demi-siècle. Elle a porté ses fruits de mort.
Grand nombre de coeurs ont été empoisonnés, et de ces coeurs gâtés
s'élève un souffle pestilentiel qui obscurcit les intelligences. La foi
baisse.
Tous le voient, tous l'admettent aujourd'hui. Il y a encore beaucoup de
bon dans les campagnes, dans les masses profondes des populations
rurales; mais les gens de bien sont paralysés par l'apathie et la
corruption des classes dirigeantes.
Ne nous étonnons donc pas de retrouver dans notre pays, au milieu du
vingtième siècle, toutes les misères que la France et les autres pays de
l'Europe connaissaient déjà au siècle dernier.
Entrons maintenant avec les deux hommes que nous avons suivis ,
entrons avec eux dans cette salle brillamment éclairée des réunions
nocturnes de la ligue antichrétienne. Sur les murs, on voit différents

emblèmes sataniques. Plusieurs frères causent entre eux. Le fauteuil du
président est encore inoccupé.
À l'arrivée des deux sectaires dont nous avons entendu la conversation,
tous les assistants se lèvent et s'inclinent. Celui des deux qui a
blasphémé se rend tout droit au fauteuil, et ouvre la séance. C'est le
maître. À la lumière qui inonde la salle nous voyons la figure de cet
hommes aux paroles terribles. Sur ces traits, d'une régularité parfaite,
sont écrites toutes les passions, l'orgueil et la haine surtout. Son âme,
qui se reflète dans ses yeux flamboyant, est noire comme la nuit qu'il
fait au dehors, violente comme la tempête qui bouleverse en ce moment
la nature. C'est la nuit et la tempête incarnées. Pourtant, cet homme sait
se contenir. Et c'est à cette rage contenue, à cette rage qu'on entend
gronder
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 100
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.