Portraits litteraires, Tome II. | Page 2

C.-A. Sainte-Beuve
je go?te autant que personne, chez qui la correction scrupuleuse est, je le sais, une qualité indispensable, un charme, et qui paraissent avoir pour devise le mot exquis de Vauvenargues: La netteté est le vernis des ma?tres. Il y a dans la perfection même des autres po?tes supérieurs quelque chose de plus libre et hardi, de plus irrégulièrement trouvé, d'incomparablement plus fertile et plus dégagé des entraves ingénieuses, quelque chose qui va de soi seul et qui se joue, qui étonne et déconcerte par sa ressource inventive les po?tes distingués d'entre les contemporains, jusque sur les moindres détails du métier. C'est ainsi que, parmi tant de naturels motifs d'étonnement, Boileau ne peut s'empêcher de demander à Molière où il trouve la rime. A les bien prendre, les excellents génies dont il est question tiennent le milieu entre la poésie des époques primitives et celle de siècles cultivés, civilisés, entre les époques homériques et les époques alexandrines; ils sont les représentants glorieux, immenses encore, les continuateurs distincts et individuels des premières époques au sein des secondes. Il est en toutes choses une première fleur, une première et large moisson; ces heureux mortels y portent la main et couchent à terre en une fois des milliers de gerbes; après eux, autour d'eux, les autres s'évertuent, épient et glanent. Ces génies abondants, qui ne sont pourtant plus les divins vieillards et les aveugles fabuleux, lisent, comparent, imitent, comme tous ceux de leur age; cela ne les empêche pas de créer, comme aux ages naissants. Ils font se succéder, en chaque journée de leur vie, des productions, inégales sans doute, mais dont quelques-unes sont le chef-d'oeuvre de la combinaison humaine et de l'art; ils savent l'art déjà, ils l'embrassent dans sa maturité et son étendue, et cela sans en raisonner comme on le fait autour d'eux; ils le pratiquent nuit et jour avec une admirable absence de toute préoccupation et fatuité littéraire. Souvent ils meurent, un peu comme aux époques primitives, avant que leurs oeuvres soient toutes imprimées ou du moins recueillies et fixées, à la différence de leurs contemporains les po?tes et littérateurs de cabinet, qui vaquent à ce soin de bonne heure; mais telle est, à eux, leur négligence et leur prodigalité d'eux-mêmes. Ils ont un entier abandon surtout au bon sens général, aux décisions de la multitude, dont ils savent d'ailleurs les hasards autant que quiconque parmi les po?tes dédaigneux du vulgaire. En un mot, ces grands individus me paraissent tenir au génie même de la poétique humanité, et en être la tradition vivante perpétuée, la personnification irrécusable.
[Note 1: M. Naudet, dans ses travaux sur Plaute, et M. Patin, dans un excellent cours aussi attique de pensée que de diction, remettent à sa place ce grand comique latin.]
Molière est un de ces illustres témoins: bien qu'il n'ait pleinement embrassé que le c?té comique, les discordances de l'homme, vices, laideurs ou travers, et que le c?té pathétique n'ait été qu'à peine entamé par lui et comme un rapide accessoire, il ne le cède à personne parmi les plus complets, tant il a excellé dans son genre et y est allé en tous sens depuis la plus libre fantaisie jusqu'à l'observation la plus grave, tant il a occupé en roi toutes les régions du monde qu'il s'est choisi, et qui est la moitié de l'homme, la moitié la plus fréquente et la plus activement en jeu dans la société.
Molière est du siècle où il a vécu, par la peinture de certains travers particuliers et dans l'emploi des costumes, mais il est plut?t encore de tous les temps, il est l'homme de la nature humaine. Rien ne vaut mieux, pour se donner dès l'abord la mesure de son génie, que de voir avec quelle facilité il se rattache à son siècle, et comment il s'en détache aussi; combien il s'y adapte exactement, et combien il en ressort avec grandeur. Les hommes illustres ses contemporains, Despréaux, Racine, Bossuet, Pascal, sont bien plus spécialement les hommes de leur temps, du siècle de Louis XIV, que Molière. Leur génie (je parle même des plus vastes) est marqué à un coin particulier qui tient du moment où ils sont venus, et qui e?t été probablement bien autre en d'autres temps. Que serait Bossuet aujourd'hui? qu'écrirait Pascal? Racine et Despréaux accompagnent à merveille le règne de Louis XIV dans toute sa partie jeune, brillante, galante, victorieuse ou sensée. Bossuet domine ce règne à l'apogée, avant la bigoterie extrême, et dans la période déjà hautement religieuse. Molière, qu'aurait opprimé, je le crois, cette autorité religieuse de plus en plus dominante, et qui mourut à propos pour y échapper, Molière, qui appartient comme Boileau et Racine (bien que plus agé qu'eux), à la première époque, en est pourtant beaucoup plus indépendant, en même temps qu'il l'a peinte au naturel plus que
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