Portraits litteraires, Tome I | Page 8

C.-A. Sainte-Beuve
sur quoi le rhéteur ajoute que c'est bien ici
l'arrangement et non le choix des mots qui fait l'agrément; car, dit-il, la
plupart des mots employés sont très-vils et très-bas. Racine lit, un jour,
cette observation de Denis d'Halicarnasse, et vite il la communique à
Boileau qui niait les termes prétendus vils et bas, reprochés par Perrault
à Homère: «J'ai fait réflexion, lui écrit Racine, qu'au lieu de dire que le
mot d'âne est en grec un mot très-noble, vous pourriez vous contenter

de dire que c'est un mot qui n'a rien de bas, et qui est comme celui de
cerf, de cheval, de brebis, etc. Ce très-noble me paraît un peu trop
fort.» C'est là qu'en étaient ces grands hommes en fait de théorie et de
critique littéraire. Un autre jour, il y eut devant Louis XIV une vive
discussion à propos de l'expression rebrousser chemin, que le roi
désapprouvait comme basse, et que condamnaient à l'envi tous les
courtisans, et Racine le premier. Boileau seul, conseillé de son bon sens,
osa défendre l'expression; mais il la défendit bien moins comme nette
et franche en elle-même que comme reçue dans le style noble et poli,
depuis que Vaugelas et d'Ablancourt l'avaient employée.
Si de la théorie poétique de Boileau nous passons à l'application qu'il
en fait en écrivant, il ne nous faudra, pour le juger, que pousser sur ce
point l'idée générale tant de fois énoncée dans cet article. Le style de
Boileau, en effet, est sensé, soutenu, élégant et grave; mais cette gravité
va quelquefois jusqu'à la pesanteur, cette élégance jusqu'à la fatigue, ce
bon sens jusqu'à la vulgarité. Boileau, l'un des premiers et plus
instamment que tout autre, introduisit dans les vers la manie des
périphrases, dont nous avons vu sous Delille le grotesque triomphe; car
quel misérable progrès de versification, comme dit M. Émile
Deschamps, qu'un logogriphe en huit alexandrins, dont le mot est
chiendent ou carotte? «Je me souviens, écrit Boileau à M. de Maucroix,
que M. de La Fontaine m'a dit plus d'une fois que les deux vers de mes
ouvrages qu'il estimait davantage, c'étaient ceux où je loue le roi d'avoir
établi la manufacture des points de France à la place des points de
Venise. Les voici: c'est dans la première épître à Sa Majesté:
Et nos voisins frustrés de ces tributs serviles Que payoit à leur art le
luxe de nos villes.»
Assurément, La Fontaine était bien humble de préférer ces vers
laborieusement élégants de Boileau à tous les autres; à ce prix, les siens
propres, si francs et si naïfs d'expression, n'eussent guère rien valu.
«Croiriez-vous, dit encore Boileau dans la môme lettre en parlant de sa
dixième Épître, croiriez-vous qu'un des endroits où tous ceux à qui je
l'ai récitée se récrient le plus, c'est un endroit qui ne dit autre chose
sinon qu'aujourd'hui que j'ai cinquante-sept ans, je ne dois plus

prétendre à l'approbation publique? cela est dit en quatre vers, que je
veux bien vous écrire ici, afin que vous me mandiez si vous les
approuvez:
Mais aujourd'hui qu'enfin la vieillesse venue, Sous mes faux cheveux
blonds déjà toute chenue, A jeté sur ma tête avec ses doigts pesants
Onze lustres complets surchargés de deux ans.
«Il me semble que la perruque est assez heureusement frondée dans ces
vers.» Cela rappelle cette autre hardiesse avec laquelle dans l'Ode à
Namur, Boileau parle de la plume blanche que le roi a sur son
chapeau[7]. En général, Boileau, en écrivant, attachait trop de prix aux
petites choses: sa théorie du style, celle de Racine lui-même, n'était
guère supérieure aux idées que professait le bon Rollin. «On ne m'a pas
fort accablé d'éloges sur le sonnet de ma parente, écrit Boileau à
Brossette; cependant, monsieur, oserai-je vous dire que c'est une des
choses de ma façon dont je m'applaudis le plus, et que je ne crois pas
avoir rien dit de plus gracieux que:
A ses jeux innocents enfant associé,
et
Rompit de ses beaux jours le fil trop délié,
et
Fut le premier démon qui m'inspira des vers.
[Note 7: «Il ne s'est jamais vanté, comme il est dit dans le Boloeana,
d'avoir le premier parlé en vers de notre artillerie, et son dernier
commentateur prend une peine fort inutile en rappelant plusieurs vers
d'anciens poëtes pour prouver le contraire. La gloire d'avoir parlé le
premier du fusil et du canon n'est pas grande. Il se vantoit d'en avoir le
premier parlé poétiquement, et par de nobles périphrases.» (RACINE
fils, Mémoires sur la vie de son père.)]
«C'est à vous à en juger.» Nous estimons ces vers fort bons sans doute,

mais non pas si merveilleux que Boileau semble le croire. Dans une
lettre à Brossette, on lit encore ce curieux passage: «L'autre objection
que vous me faites est sur ce vers de
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