Portraits litteraires, Tome I | Page 6

C.-A. Sainte-Beuve
ce détail, ne laissons pas de
remarquer encore que la fontaine Polycrècne, dont il est question dans
la même épître et qui arrose la vallée de Saint-Chéron, près de Bàville,

fontaine chantée en latin par tous les doctes et les beaux-esprits du
temps, Rapin, Huet, etc., est restée connue dans le pays sous le nom de
fontaine de Boileau. Le beau bouquet d'arbres qui en couronnait le
bassin a été abattu il y a peu d'années. Était-ce un présage? (Voir
ci-après l'épître en vers sur ce sujet.)]
Non, il n'est pas indispensable, pour provoquer en nous cette vive et
profonde intelligence des choses naturelles, de s'en aller bien loin, au
delà des mers, parcourant les contrées aimées du soleil et la patrie des
citronniers, se balançant tout le soir dans une gondole, à Venise ou à
Baïa, aux pieds d'une Elvire ou d'une Guiccioli. Non, bien moins suffit:
voyez Horace, comme il s'accommode, pour rêver, d'un petit champ,
d'une petite source d'eau vive, et d'un peu de bois au-dessus, et paulùm
sylvae super his foret; voyez La Fontaine, comme il aime s'asseoir et
s'oublier de longues heures sous un chêne; comme il entend à merveille
les bois, les eaux, les prés, les garennes et les lapins broutant le thym et
la rosée, les fermes avec leurs fumées, leurs colombiers et leurs
basses-cours. Et le bon Ducis, qui demeura lui-même à Auteuil, comme
il aime aussi et comme il peint les petits fonds riants et les revers de
coteaux! «J'ai fait une lieue ce matin, écrit-il à l'un de ses amis, dans les
plaines de bruyères, et quelquefois entre des buissons qui sont couverts
de fleurs et qui chantent.» Rien de tout cela chez Boileau. Que fait-il
donc à Auteuil? Il y soigne sa santé, il y traite ses amis Rapin,
Bourdaloue, Bouhonrs; il y joue aux quilles; il y cause, après boire,
nouvelles de cour, Académie, abbé Cotin, Charpentier ou Perrault,
comme Nicole causait théologie sous les admirables ombrages de
Port-Royal; il écrit à Racine de vouloir bien le rappeler au souvenir du
roi et de madame de Maintenon; il lui annonce qu'il compose une ode,
qu'il y hasarde des choses fort neuves, jusqu'à parler de la plume
blanche que le roi a sur son chapeau; les jours de verve, il rêve et
récite aux échos de ses bois cette terrible Ode sur la prise de Namùr. Ce
qu'il fait de mieux, c'est assurément une ingénieuse épître à Antoine:
encore ce bon jardinier y est-il transformé en gouverneur du jardin; il
ne plante pas, mais dirige l'if et le chèvre-feuil, et exerce sur les
espaliers l'art de la Quintinie; il y avait même à Auteuil du Versailles.
Cependant Boileau vieillit, ses infirmités augmentent, ses amis meurent:
La Fontaine et Racine lui sont enlevés. Disons, à la louange de l'homme

bon, dont en ce moment nous jugeons le talent avec une attention
sévère, disons qu'il fut sensible à l'amitié plus qu'à toute autre affection.
Dans une lettre, datée de 1695 et adressée à M. de Maucroix au sujet de
la mort de La Fontaine, on lit ce passage, le seul touchant peut-être que
présente la correspondance de Boileau: «Il me semble, monsieur, que
voilà une longue lettre. Mais quoi? le loisir que je me suis trouvé
aujourd'hui à Auteuil m'a comme transporté à Reims, où je me suis
imaginé que je vous entretenois dans votre jardin, et que je vous
revoyois encore comme autrefois, avec tous ces chers amis que nous
avons perdus, et qui ont disparu velut somnium surgentis.» Aux
infirmités de l'âge se joignirent encore un procès désagréable à soutenir,
et le sentiment des malheurs publics. Boileau, depuis la mort de Racine,
ne remit pas les pieds à Versailles; il jugeait tristement les choses et les
hommes; et même, en matière de goût, la décadence lui paraissait si
rapide, qu'il allait jusqu'à regretter le temps des Bonnecorse et des
Pradon. Ce qu'on a peine à concevoir, c'est qu'il vendit sur ses derniers
jours sa maison d'Auteuil et qu'il vint mourir, en 1711, au cloître
Notre-Dame, chez le chanoine Lenoir, son confesseur. Le principal
motif fut la piété sans doute, comme le dit le Nécrologe de Port-Royal;
mais l'économie y entra aussi pour quelque chose, car il ne haïssait pas
l'argent[4]. La vieillesse du poëte historiographe ne fut pas moins triste
et morose que celle du Monarque.
[Note 4: Cizeron-Rival, d'après Brossette, Récréations littéraires.]
On doit maintenant, ce nous semble, comprendre notre opinion sur
Boileau. Ce n'est pas du tout un poëte, si l'on réserve ce titre aux êtres
fortement doués d'imagination et d'âme: son Lutrin toutefois nous
révèle un talent capable d'invention, et surtout des beautés pittoresques
de détail. Boileau, selon nous, est un esprit sensé et fin, poli et mordant,
peu fécond; d'une agréable brusquerie; religieux observateur du vrai
goût;
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