Portraits litteraires, Tome I | Page 9

C.-A. Sainte-Beuve
po?te ne me fera jamais cette difficulté, parce que de Styx et d'Achéron est beaucoup plus soutenu que du Styx, de l'Achéron. Sur les bords fameux de Seine et de Loire seroit bien plus noble dans un vers, que sur les bords fameux de la Seine et de la Loire. Mais ces agréments sont des mystères qu'Apollon n'enseigne qu'à ceux qui sont véritablement initiés dans son art.? La remarque est juste, mais l'expression est bien forte. Où en serions-nous, bon Dieu! si en ces sortes de choses gisait la poésie avec tous ses mystères? Chez Boileau, cette timidité du bon sens, déjà signalée, fait que la métaphore est bien souvent douteuse, incohérente, trop t?t arrêtée et tarie, non pas hardiment logique, tout d'une venue et comme à pleins bords.
Le Fran?ois, né malin, forma le vaudeville, Agréable indiscret, qui, conduit par le chant, Passe de bouche en bouche et s'accro?t en marchant.
Qu'est-ce, je le demande, qu'un indiscret qui passe de bouche en bouche et s'accro?t en marchant? Ailleurs Boileau dira:
Inventez des ressorts qui puissent m'attacher,
comme si l'on attachait avec des ressorts; des ressorts poussent, mettent en jeu, mais n'attachent pas. Il appellera Alexandre ce fougueux l'Angeli, comme si l'Angeli, fou de roi, était réellement un fou privé de raison; il fera monter la trop courte beauté sur des patins, comme si une beauté pouvait être longue ou courte. Encore un coup, chez Boileau la métaphore évidemment ne surgit presque jamais une, entière, indivisible et tout armée: il la compose, il l'achève à plusieurs reprises; il la fabrique avec labeur, et l'on aper?oit la trace des soudures[8]. A cela près, et nos réserves une fois posées, personne plus que nous ne rend hommage à cette multitude de traits fins et solides, de descriptions artistement faites, à cette moquerie tempérée, à ce mordant sans fiel, à cette causerie mêlée d'agrément et de sérieux, qu'on trouve dans les bonnes pages de Boileau[9]. Il nous est impossible pourtant de ne pas préférer le style de Regnier ou de Molière.
[Note 8: Plus d'une fois, dans la suite de ces volumes, on trouvera des modifications apportées à cette théorie trop absolue que je donnais ici de la métaphore. La métaphore, je suis venu à le reconna?tre, n'a pas besoin, pour être légitime et belle, d'être si complètement armée de pied en cap; elle n'a pas besoin d'une rigueur matérielle si soutenue jusque dans le moindre détail. S'adressant à l'esprit et faite avant tout pour lui figurer l'idée, elle peut sur quelques points laisser l'idée elle-même appara?tre dans les intervalles de l'image. Ce défaut de cuirasse, en fait de métaphore, n'est pas d'un grand inconvénient; il suffit qu'il n'y ait pas contradiction ni disparate. Quelle que soit la beauté de l'image employée, l'esprit sait bien que ce n'est qu'une image, et que c'est à l'idée surtout qu'il a affaire. Il en est de la perfection métaphorique un peu comme de l'illusion scénique à laquelle il ne faut pas trop sacrifier dans le sens matériel, puisque l'esprit n'en est jamais dupe. Il y a même de l'élégance vraie et du gallicisme dans l'incomplet de certaines métaphores.]
[Note 9: Dans son éloge de Despréaux (Hist. de l'Acad. des Inscript.), M. de Boze a dit très-judicieusement: ?Nous croyons qu'il est inutile de vouloir donner au public une idée plus particulière des Satires de M. Despréaux. Qu'ajouterions-nous à l'idée qu'il en a déjà? Devenues l'appui ou la ressource de la plupart des conversations, combien de maximes, de proverbes ou de bons mots ont-elles fait na?tre dans notre langue! et de la n?tre, combien en ont-elles fait passer dans celle des étrangers! Il y a peu de livres qui aient plus agréablement exercé la mémoire des hommes, et il n'y en a certainement point qu'il f?t aujourd'hui plus aisé de restituer, si toutes les copies et toutes les éditions en étoient perdues.?]
Que si maintenant on nous oppose qu'il n'était pas besoin de tant de détours pour énoncer sur Boileau une opinion si peu neuve et que bien des gens partagent au fond, nous rappellerons qu'en tout ceci nous n'avons prétendu rien inventer; que nous avons seulement voulu rafra?chir en notre esprit les idées que le nom de Boileau réveille, remettre ce célèbre personnage en place, dans son siècle, avec ses mérites et ses imperfections, et revoir sans préjugés, de près à la fois et à distance, le correct, l'élégant, l'ingénieux rédacteur d'un code poétique abrogé.
Avril 1829.

Comme correctif à cet article critique, on demande la permission d'insérer ici la pièce de vers suivante, qui est postérieure de près de quinze ans. A ceux qui l'accuseraient encore d'avoir jeté la pierre aux statues de Racine et de Boileau, l'auteur, pour toute réponse, a droit maintenant de faire remarquer qu'en écrivant les Larmes de Racine et la Fontaine de Boileau, il a témoigné, très-incomplètement sans doute, de
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