Port-Tarascon | Page 6

Alphonse Daudet
dérangerait pour rien au monde; l'heure est passée d'être malade.
Il écoutait, ainsi que Pascalon, une de ces belles histoires comme, savait en conter le Révérend, pendant qu'au lointain de la ville ou attendait passer la retraite au milieu des fredons d'un beau couchant d'été.
Tout à coup l'élève se leva, rouge, ému, et bégaya, le doigt tendu vers l'autre extrémité de la Placette:
?Voilà monsieur Tar... tar... tarin!?.
On sait quelle admiration personnelle et particulière professait Pascalon pour le grand homme dont la silhouette gesticulante se détachait là-bas dans les brumes lumineuses, accompagnée d'un autre personnage ganté de gris, soigné de mise, et qui semblait écouter, silencieux et raide.
Quelqu'un du Nord, cela se voyait de reste.
Dans le Midi, l'homme du Nord se reconna?t à son attitude tranquille, à la concision de son lent parler, tout aussi s?rement que le méridional se trahit dans le Nord par son exubérance de pantomime et de débit.
Les Tarasconnais étaient habitués à voir souvent Tartarin en compagnie d'étrangers, car on ne passe pas dans leur ville sans visiter comme attraction le fameux tueur de lions, l'alpiniste illustre, le Vauban moderne à qui le siège de Pampérigouste faisait une renommée nouvelle.
De cette affluence de visiteurs résultait une ère de prospérité autre fois inconnue.
Les h?teliers faisaient fortune; on vendait chez les libraires des biographies du grand homme; on ne voyait aux vitrines que ses portraits en ?Teur?, en ascensionniste, en costume de croisé, sous toutes les formes et dans toutes les attitudes de son existence héro?que.
Mais cette fois ce n'était pas un visiteur ordinaire, un premier venu de passage, qui accompagnait Tartarin.
La Placette traversée, le héros, d'un geste emphatique, désigna son compagnon:
?Mon cher Bézuquet, mon Révérend Père, je, vous présente monsieur le duc de Mons...?.
Un duc!... _Outre!_
Il n'en était jamais venu à Tarascon. On y avait bien vu un chameau, un baobab, une peau de lion, une collection de flèches empoisonnées et d'alpenstocks d'honneur... mais un duc, jamais!
Bézuquet s'était levé, saluait, un peu intimidé de se trouver ainsi, sans avoir été prévenu, en présence d'un si grand personnage. Il bredouillait: ?Monsieur le Duc...? Tartarin l'interrompit:
?Entrons, messieurs, nous avons à parler de choses graves.?
Il passa le premier, le dos rond, l'air mystérieux, dans le petit salon de la pharmacie, dont la fenêtre, donnant sur la place, servait de vitrine pour les bocaux à foetus, les longs ténias en tricot, et les paquets de cigarettes de camphre.
La porte se referma sur eux comme sur des conspirateurs. Pascalon restait seul dans la boutique, avec l'ordre de Bézuquet de répondre aux clients et de ne laisser personne approcher du salon sous aucun prétexte.
L'élève, très intrigué, se mit à ranger sur les étagères les bo?tes de jujube, les flacons de sirupus gummi et autres produits d'officine.
Le bruit des voix, par moments, arrivant jusqu'à lui, il distinguait surtout le creux de Tartarin proférant des mots étranges:
?Polynésie... Paradis terrestre..., canne à sucre, distilleries..., colonie libre.? Puis un éclat du Père Bataillet: ?Bravo! J'en suis?. Quant à l'homme du Nord, il parlait si bas, qu'on n'entendait rien.
Pascalon avait beau enfoncer son oreille dans la serrure... Tout à coup, la porte s'ouvrit avec fracas, poussée manu militari par la poigne énergique du Père, et l'élève alla rouler à l'autre bout de la pharmacie. Mais, dans l'agitation générale, personne n'y fit attention.
Tartarin, debout sur le seuil, le doigt levé vers les paquets de têtes de pavots qui séchaient au plafond de la boutique, avec une mimique d'archange brandissant le glaive, s'écria:
?Dieu le veut, monsieur le Duc! Notre oeuvre sera grande!?.
Il y eut une confusion de mains tendues qui se cherchaient, se mêlaient, se serraient, poignées de mains énergiques comme pour sceller à tout jamais d'irrévocables engagements. Tout chaud de cette dernière effusion, Tartarin, redressé, grandi, sortit de la pharmacie avec le duc de Mons pour continuer leur tournée en ville.
Deux jours après, le Forum et le Galoubet, les deux organes de Tarascon, étaient pleins d'articles ci de réclames sur une colossale affaire. Le titre portait en grosses lettres:
?COLONIE LIBRE DE PORT-TARASCON.? Et des annonces stupéfiantes:
?à vendre, terres à 5 francs l'hectare donnant un rendement de plusieurs mille francs par an... Fortune rapide et assurée... On demande des colons.? Puis venait l'historique de l'?le où devait s'établir la colonie projetée, ?le achetée au roi Négonko par le duc de Mons dans le cours de ses voyages, entourée d'ailleurs d'autres territoires qu'on pourrait acquérir plus tard pour agrandir les établissements.
Un climat paradisiaque, une température océanienne, très modérée malgré sa proximité de l'équateur, ne variant que de deux à trois degrés, entre 25 et 28; pays très fertile, boisé à miracle et merveilleusement arrosé, s'élevant rapidement à partir de la mer, ce qui permettait à chacun de choisir la hauteur convenant le mieux à son tempérament. Enfin les vivres abondaient, fruits délicieux à tous les arbres, gibiers variés dans les bois et les
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