Poignet-dacier | Page 2

Émile Chevalier
journées du commencement d'octobre, qui ont valu à l'automne américain le nom d'été indien. Alors le ciel et la terre semblent faire alliance et thésauriser toutes leurs ressources pour briller d'un magnifique éclat, avant de s'ensevelir dans le triste et froid linceul de l'hiver.
Le pont passé, Alfred Robin reprit la conversation.
--Vous pensez partir bient?t? demanda-t-il. James tressaillit.
--Partir! partir! dit-il.
--Mais si votre père...
--Oh! nous verrons. Qu'est-ce que mon père veut que je fasse à la factorerie? Je ne suis pas né pour être traiteur ou coureur des bois, moi; la profession d'avocat me convient parfaitement, et je ne quitterai certes pas mon cabinet pour aller grelotter sur les bords de la baie d'Hudson.
--Si vous ne lui obéissez pas, il vous coupera les vivres.
--Par le diable, cela m'est bien égal, je n'ai pas besoin de ses subsides, répliqua James avec suffisance.
--Je crois que vous avez tort, observa Robin; la proposition qu'il vous fait est très-acceptable. Le métier d'avocat ne vaut pas grand'chose à Québec et même dans tout le Canada. Nos jeunes gens répugnent au commerce; telle est la cause de l'appauvrissement journalier de la population fran?aise ici. égarés par un système d'éducation cléricale vicieux, nous voulons faire ce que nous appelons nos classes, et ensuite, honteux ou incapables d'entrer dans le négoce, nous nous jetons dans le barreau, la médecine ou la prêtrise. Avocats sans clients, médecins sans malades, prêtres sans vocation!
--Et artistes? fit James avec un éclat de rire.
--Oui, artistes comme moi, sans modèles, sans critiques, par conséquent sans talent.
--Je ne voulais pas dire cela, s'écria Mac Carthy avec un accent quelque peu ironique.
--Passons, dit Robin, voulez-vous avoir mon opinion?
--Sur quoi?
--Sur votre conduite.
--Allez!
--Eh bien! franchement, vous devriez condescendre à la prière de votre père.
--Que n'ai-je votre enthousiasme pour les Peaux-Bouges! fit distraitement James.
--Il ne s'agit pas de mon enthousiasme, mais de votre avenir. Je suis votre ami, votre a?né, laissez-moi vous donner un bon et loyal conseil.
--Comme il vous plaira, dit James en étouffant un baillement.
--Retournez à la factorerie.
Mac Carthy lui jeta un coup d'oeil oblique.
--Oui, appuya Robin, retournez-y, vos meilleurs intérêts le commandent. Car que gagnez-vous à Québec? cinq cents piastres par an au plus; à force de travail et d'intrigues, vous arriverez peut-être à mille...
--Peuh! interrompit James d'un ton incrédule.
--C'est comme cela, pourtant, mon cher. Tandis que, si vous écoutez votre père, dans quelques années vous le remplacerez au poste de commandant du fort du Prince-de-Galles, avec mille louis d'appointements, une indépendance complète, et la position la plus enviable du monde.
--Que je vous abandonne bien volontiers, en paiement de votre avis!
--Ah! si c'était possible!
Et Robin retomba dans sa préoccupation, sans prêter attention aux regards de satisfaction et de haine que son compagnon dardait de temps en temps sur lui.
Le reste du trajet s'effectua dans une sorte de silence, coupé seulement par quelques propos sans importance.
A Lorette, Alfred Robin arrêta sa voiture devant une élégante villa, élevée dans une prairie, sur les bords de la cataracte.
Un domestique indien re?ut de son ma?tre les rênes du cheval, et les deux amis s'avancèrent vers la maison.
En haut du péristyle, une jeune et charmante femme attendait.
C'était madame Victorine Robin, née de Nelsac.
Elle avait épousé Alfred contre le gré de ses parents, et à la suite d'aventures assez romanesques, puisque son père l'ayant, pour la séparer de son amant, envoyée dans un couvent au fond de la Colombie, à plus de deux mille lieues de Québec, le jeune homme s'était bravement mis en route aussit?t la retraite de Victorine connue, et, après mille dangers, l'avait enlevée du monastère, ramenée dans les établissements civilisés, et épousée à New-York [3].
[Note 3: Pour les détails de cette aventure, voir la Huronne.]
De là, les deux jeunes gens étaient venus se fixer à Lorette, qu'ils habitaient depuis six ans.
Loin de leur pardonner, M. et madame de Nelsac avaient quitté Québec à la nouvelle de ce mariage et passé en Angleterre, où ils résidaient actuellement.
Cependant, le public, d'abord peu favorablement disposé pour les héros de cette histoire, avait fini par les absoudre en faveur du rare exemple de vertus conjugales qu'ils offraient à tous.
On les proposait pour modèle, et, assurément, ils étaient dignes de cet honneur.
Dès qu'elle aper?ut son mari, Victorine, rougissante de plaisir, se précipita dans ses bras.
James Mac Carthy, qui marchait à quelques pas de Robin, frémit; il serra convulsivement les poings; une expression de jalousie atroce tortura ses traits.
--Comme tu as été longtemps absent! disait madame Robin, en s'appuyant tendrement au bras d'Alfred.
--Mais il est à peine midi!
--Mais monsieur est parti à quatre heures du matin! calina-t-elle.
--Il en était bien cinq, chère!
--Pour mon coeur il est toujours trop t?t quand tu t'éloignes de moi.
Se penchant légèrement, Robin donna un baiser à Victorine.
Les dents de Mac Carthy crissèrent. Il tira son mouchoir et le mit sur sa figure pour cacher l'irritation à laquelle il était en proie.
--Mais
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