ses tristesses quand il sent que le sien est près d'éclater. Il est
impossible de rencontrer une homme plus malheureux, je t'assure, Archy Stillmann: sa
vie n'est qu'un tissu de misères morales qui le font paraître beaucoup plus vieux que son
âge. Il a perdu depuis bien des années déjà la notion du repos et du calme. Il n'a jamais
connu la chance; c'est un mythe pour lui et je lui ai souvent entendu dire qu'il soupirait
après l'enfer de l'autre monde pour faire diversion aux misères de cette vie.»
IV
C'était par une matinée claire et fraîche du commencement d'octobre. Les lilas et les
cytises, illuminés par un radieux soleil d'automne, avaient des reflets particuliers et
formaient une voûte ininterrompue que la nature aimable mettait à la disposition des êtres
qui habitent la région des hautes branches. Les mélèzes et les grenadiers profilaient leurs
formes rouges et jaunes et jetaient une teinte de gaieté sur cet océan de verdure; le parfum
enivrant des fleurs éphémères embaumait l'atmosphère en délire; bien haut dans les airs
un grand oiseau solitaire planait, majestueux et presque immobile; partout régnaient le
calme, la sérénité et la paix des régions éthérées. Ceci se passe en octobre 1900, à
Hope-Canyon, et nous sommes sur un terrain de mines argentifères dans la région
d'Esméralva. Solitaire et reculé, l'endroit est de découverte récente; les nouveaux arrivés
le croient riche en métal (il suffira de le prospecter pendant un an ou deux pour être fixé
sur sa valeur). Comme habitants, le camp se compose d'environ deux cents mineurs,
d'une femme blanche avec son enfant, de quelques blanchisseurs chinois, d'une douzaine
d'Indiens plus ou moins nomades, qui portent des vêtements en peaux de lapin, des
chapeaux de liège et des colliers de bimbeloterie. Il n'y a ici ni moulins, ni église, ni
journaux. Le camp n'existe que depuis deux ans et la nouvelle de sa fondation n'a pas fait
sensation; on ignore généralement son nom et son emplacement.
Des deux côtés de Hope-Canyon, les montagnes se dressent à pic, formant une muraille
de trois mille pieds, et la longue file des huttes qui s'échelonnent au fond de cet entonnoir
ne reçoit guère qu'une fois par jour, vers midi, la caresse passagère du soleil. Le village
s'étend sur environ deux milles en longueur et les cabanes sont assez espacées l'une de
l'autre. L'auberge est la seule maison vraiment organisée; on peut même dire qu'elle
représente la seule maison du camp. Elle occupe une position centrale et devient, le soir,
le rendez-vous de la population. On y boit, on y joue aux cartes et aux dominos: il existe
un billard dont le tapis couturé de déchirures a été réparé avec du taffetas d'Angleterre. Il
y a bien quelques queues, mais sans procédés; quelques billes fendues qui, en roulant,
font un bruit de casserole fêlée et ne s'arrêtent que par soubresauts, et même un morceau
de craie ébréchée; le premier qui arrive à faire six carambolages de suite peut boire tant
qu'il veut, aux frais du bar.
La case de Flint Buckner était au sud, la dernière du village; sa concession était à l'autre
extrémité, au nord, un peu au-delà de la dernière hutte dans cette direction. Il était d'un
caractère cassant, peu sociable, et n'avait pas d'amis. Ceux qui essayaient de frayer avec
lui ne tardaient pas à le regretter et lui faussaient compagnie au bout de peu de temps. On
ne savait rien de son passé. Les uns croyaient que Sammy Hillyer savait quelque chose
sur lui: d'autres affirmaient le contraire. Si on le questionnait à ce sujet, Sammy
prétendait toujours ignorer son passé. Flint avait à ses gages un jeune Anglais de seize
ans, très timide et qu'il traitait durement, aussi bien en public que dans l'intimité.
Naturellement, on s'adressait à ce jeune homme pour avoir des renseignements sur son
patron, mais toujours sans succès. Fetlock Jones (c'est le nom du jeune Anglais) racontait
que Flint l'avait recueilli en prospectant une autre mine, et comme lui-même n'avait en
Amérique ni famille ni amis, il avait trouvé sage d'accepter les propositions de Buckner;
en retour du labeur pénible qui lui était imposé, Jones recevait pour tout salaire du lard et
des haricots. C'était tout ce que ce jeune homme voulait raconter sur son maître.
Il y avait déjà un mois que Fetlock était rivé au service de Flint; son apparence déjà
chétive pouvait inspirer de jour en jour de sérieuses inquiétudes, car on le voyait dépérir
sous l'influence des mauvais traitements que lui faisait subir son maître. Il est reconnu, en
effet, que les caractères doux souffrent amèrement de la moindre brutalité, plus
amèrement peut-être que les caractères fortement trempés qui s'emportent en paroles et se
laissent même aller aux voies de fait quand leur patience est à bout et que
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