Pile et face | Page 8

Lucien Biart
s'oubliait pensive près du lit de son neveu, qu'elle embrassait
de temps à autre, tout en prenant garde de ne pas l'éveiller.
«Chère tante, dit-il une nuit qu'elle le croyait endormi, pourquoi
pleures-tu?
--Je songe à ton avenir, répondit Mademoiselle, qui souleva l'enfant
pour le presser contre son coeur.
--Vas-tu donc m'envoyer au collége, ainsi que le demande mon parrain?
--Pas encore; mais il faudra nous y résoudre; tu n'es pas riche et tu dois
apprendre à travailler.
--Je veux bien travailler; ce que je ne veux pas, c'est te quitter. Tu es
riche, toi!
--Hélas! non, cher petit, murmura Mademoiselle, dont les larmes
recommencèrent à couler.
--Et c'est pour cela que tu pleures? Ris donc, va! lorsque je serai grand,
je saurai bien gagner de l'argent pour toi et pour Catherine.»
Et, prenant la main de Mademoiselle entre les siennes, l'enfant se
rendormit.
Catherine, sans connaître le docteur Pangloss, était presque de son avis.
Que lui manquait-il? la maison était assez vaste pour occuper son
activité, et, après Mademoiselle, Gaston ne chérissait personne autant
que la vieille servante. L'été, elle conduisait son favori chez Françoise,
à Maulette, où Petit-Pierre, gars de la plus belle venue, s'évertuait à
compléter l'éducation de son frère de lait. Il l'entraînait au grenier,
parmi les bottes de foin; à l'étable, où Jeannette, tout en ruminant,
contemplait d'un air pensif les deux amis. Puis on visitait le poulailler
pour chercher des oeufs, et enfin on revenait dans l'enclos pour grimper
aux arbres. Le docteur approuvait ces exercices hygiéniques. Parfois,
les jours de vacances, il prenait son filleul en croupe et lui exposait,

entre deux visites, quelques-unes de ses théories sur les sociétés de
l'avenir.
«Il y a donc des gens méchants? demanda un jour Gaston.
--Non, répondit le docteur, il n'y a que des ignorants qu'il faut plaindre;
le mal, sur la terre, vient de l'ignorance.
--Catherine ne sait pas lire, mon parrain, et tout le monde la trouve
bonne.»
Le docteur sourit et pinça le bout de l'oreille de l'enfant.
«Tu me comprendras plus tard», dit-il.
Ces jours d'excursion, Mademoiselle se rendait au-devant de son ami et
de son neveu, vers l'heure présumée de leur retour. Gaston était le
premier à l'apercevoir, tantôt assise au bord d'un fossé, tantôt cheminant
sur la route, un livre à la main, abritée sous une vaste ombrelle. Si le
docteur eût alors écouté son compagnon, la vieille jument aurait pris le
galop pour rejoindre plus vite la chère promeneuse. Quelquefois Gaston,
impatienté de la lente allure de la bête, se laissait glisser à terre et
s'élançait pour tomber hors d'haleine entre les bras de Mademoiselle,
qui le grondait de sa course folle, tout en l'embrassant. Le docteur
arrivait à son tour, et les trois amis regagnaient la ville, salués par les
piétons et les cavaliers. On faisait halte pour voir le soleil disparaître
derrière les murailles de l'ancien château et embraser ses créneaux de
lueurs rouges.
«Le progrès...» commençait le docteur.
Mais il était bientôt interrompu par une consultation en plein air. Du
fond d'une charrette dont une fermière coiffée d'un grand bonnet, à la
jupe rayée, au fichu croisé, guidait la haridelle, sortaient cinq ou six
gars perdus dans leurs cols de chemise. Dociles aux ordres de la
matrone, l'un montrait sa langue, l'autre un genou endommagé par une
chute, un troisième une blessure honorablement acquise dans une lutte
avec un de ses pareils. Gaston, parti en avant, cueillait des pâquerettes

et des boutons d'or, regardait les cousins diaphanes danser sur l'eau des
fossés, les bourdons s'enfuir effarés, les pies sautiller dans les prés
humides. Le ciel s'incendiait vers le couchant, on entendait mugir, au
fond des chemins creux, les bestiaux qui regagnaient l'étable et que
gourmandait une voix d'enfant. De la masse sombre des taillis, bordés
de tanaisie aux fleurons d'or, de mûriers sauvages et de fines bruyères,
sortaient, comme des apparitions fantastiques, de vieilles femmes
courbées sous un fardeau de bois mort. Un paysan, assis sur un cheval
de labour, traînait une herse aux dents polies, et la mèche bruyante de
son fouet décapitait au passage une grappe de gaillet ou la tige
cotonneuse d'un bouillon-blanc. La nuit venait, lente, paisible,
majestueuse, rétrécissant peu à peu l'horizon. Les grillons faisaient
bruire l'air imprégné de senteurs balsamiques; de légères vapeurs
montaient du sol, s'irisant sous un dernier rayon; on eût dit qu'une main
invisible agitait une de ces étoffes chatoyantes dont l'oeil veut en vain
préciser la couleur. La nature, comme recueillie, apaisait ses voix
tumultueuses, et le grand silence des solitudes semblait descendre avec
l'ombre sur la plaine déserte. Mais bientôt le cri moqueur d'un coucou
s'élevait du fond d'un bois, et les grenouilles préludaient au loin à leur
monotone concert. Une cloche d'église tintait à l'improviste; la brise
emportait les notes vibrantes et les semait sur
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