à aucun autre arbre et à aucun autre feu.
C'est de cette façon qu'on devient original.
Ayant, en outre, posé cette vérité qu'il n'y a pas, de par le monde entier,
deux grains de sable, deux mouches, deux mains ou deux nez
absolument pareils, il me forçait à exprimer, en quelques phrases, un
être ou un objet de manière à le particulariser nettement, à le distinguer
de tous les autres êtres ou de tous les autres objets de même race ou de
même espèce.
«Quand vous passez, me disait-il, devant un épicier assis sur sa porte,
devant un concierge qui fume sa pipe, devant une station de fiacres,
montrez-moi cet épicier et ce concierge, leur pose, toute leur apparence
physique contenant aussi, indiquée par l'adresse de l'image, toute leur
nature morale, de façon à ce que je ne les confonde avec aucun autre
épicier ou avec aucun autre concierge, et faites-moi voir, par un seul
mot, en quoi un cheval de fiacre ne ressemble pas aux cinquante autres
qui le suivent et le précèdent.»
J'ai développé ailleurs ses idées sur le style. Elles ont de grands
rapports avec la théorie de l'observation que je viens d'exposer. Quelle
que soit la chose qu'on veut dire, il n'y a qu'un mot pour l'exprimer,
qu'un verbe pour l'animer et qu'un adjectif pour la qualifier. Il faut donc
chercher, jusqu'à ce qu'on les ait découverts, ce mot, ce verbe et cet
adjectif, et ne jamais se contenter de l'à peu près, ne jamais avoir
recours à des supercheries, même heureuses, à des clowneries de
langage pour éviter la difficulté.
On peut traduire et indiquer les choses les plus subtiles en appliquant ce
vers de Boileau:
D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir.
Il n'est point besoin du vocabulaire bizarre, compliqué, nombreux et
chinois qu'on nous impose aujourd'hui sous le nom d'écriture artiste,
pour fixer toutes les nuances de la pensée; mais il faut discerner avec
une extrême lucidité toutes les modifications de la valeur d'un mot
suivant la place qu'il occupe. Ayons moins de noms, de verbes et
d'adjectifs aux sens presque insaisissables, mais plus de phrases
différentes, diversement construites, ingénieusement coupées, pleines
de sonorités et de rythmes savants. Efforçons-nous d'être des stylistes
excellents plutôt que des collectionneurs de termes rares.
Il est, en effet, plus difficile de manier la phrase à son gré, de lui faire
tout dire, même ce qu'elle n'exprime pas, de l'emplir de sous-entendus,
d'intentions secrètes et non formulées, que d'inventer des expressions
nouvelles ou de rechercher, au fond de vieux livres inconnus, toutes
celles dont nous avons perdu l'usage et la signification, et qui sont pour
nous comme des verbes morts.
La langue française, d'ailleurs, est une eau pure que les écrivains
maniérés n'ont jamais pu et ne pourront jamais troubler. Chaque siècle
a jeté dans ce courant limpide, ses modes, ses archaïsmes prétentieux et
ses préciosités, sans que rien surnage de ces tentatives inutiles, de ces
efforts impuissants. La nature de cette langue est d'être claire, logique
et nerveuse. Elle ne se laisse pas affaiblir, obscurcir ou corrompre.
Ceux qui font aujourd'hui des images, sans prendre garde aux termes
abstraits, ceux qui font tomber la grêle ou la pluie sur la propreté des
vitres, peuvent aussi jeter des pierres à la simplicité de leurs confrères!
Elles frapperont peut-être les confrères qui ont un corps, mais
n'atteindront jamais la simplicité qui n'en a pas.
GUY DE MAUPASSANT.
La Guillette, Étretat, septembre 1887.
PIERRE ET JEAN
I
--Zut! s'écria tout à coup le père Roland qui depuis un quart d'heure
demeurait immobile, les yeux fixés sur l'eau, et soulevant par moments,
d'un mouvement très léger, sa ligne descendue au fond de la mer.
Mme Roland, assoupie à l'arrière du bateau, à côté de Mme Rosémilly
invitée à cette partie de pêche, se réveilla, et tournant la tête vers son
mari:
--Eh bien!... eh bien!... Gérôme!
Le bonhomme furieux répondit:
--Ça ne mord plus du tout. Depuis midi je n'ai rien pris. On ne devrait
jamais pêcher qu'entre hommes; les femmes vous font embarquer
toujours trop tard.
Ses deux fils, Pierre et Jean, qui tenaient, l'un à bâbord, l'autre à tribord,
chacun une ligne enroulée à l'index, se mirent à rire en même temps et
Jean répondit:
---Tu n'es pas galant pour notre invitée, papa.
M. Roland fut confus et s'excusa:
--Je vous demande pardon, madame Rosémilly, je suis comme ça.
J'invite des dames parce que j'aime me trouver avec elles, et puis, dès
que je sens de l'eau sous moi, je ne pense plus qu'au poisson.
Mme Roland s'était tout à fait réveillée et regardait d'un air attendri le
large horizon de falaises et de mer. Elle murmura:
--Vous avez cependant fait une belle pêche.
Mais son mari remuait la tête pour dire non, tout en jetant un coup
d'oeil
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