Pierre et Jean | Page 9

Guy de Maupassant
bon qui plaisait à voir. Selon le mot de son fils Pierre, elle savait le prix de l'argent, ce qui ne l'empêchait point de go?ter le charme du rêve. Elle aimait les lectures, les romans et les poésies, non pour leur valeur d'art, mais pour la songerie mélancolique et tendre qu'ils éveillaient en elle. Un vers, souvent banal, souvent mauvais, faisait vibrer la petite corde, comme elle disait, lui donnait la sensation d'un désir mystérieux presque réalisé. Et elle se complaisait à ces émotions légères qui troublaient un peu son ame bien tenue comme un livre de comptes.
Elle prenait, depuis son arrivée au Havre, un embonpoint assez visible qui alourdissait sa taille autrefois très souple et très mince.
Cette sortie en mer l'avait ravie. Son mari, sans être méchant, la rudoyait comme rudoient sans colère et sans haine les despotes en boutique pour qui commander équivaut à jurer. Devant tout étranger il se tenait, mais dans sa famille il s'abandonnait et se donnait des airs terribles, bien qu'il e?t peur de tout le monde. Elle, par horreur du bruit, des scènes, des explications inutiles, cédait toujours et ne demandait jamais rien; aussi n'osait-elle plus, depuis bien longtemps, prier Roland de la promener en mer. Elle avait donc saisi avec joie cette occasion, et elle savourait ce plaisir rare et nouveau.
Depuis le départ elle s'abandonnait tout entière, tout son esprit et toute sa chair, à ce doux glissement sur l'eau. Elle ne pensait point, elle ne vagabondait ni dans les souvenirs ni dans les espérances, il lui semblait que son coeur flottait comme son corps sur quelque chose de moelleux, de fluide, de délicieux, qui la ber?ait et l'engourdissait.
Quand le père commanda le retour: ?Allons, en place pour la nage!? elle sourit en voyant ses fils, ses deux grands fils, ?ter leurs jaquettes et relever sur leurs bras nus les manches de leur chemise.
Pierre, le plus rapproché des deux femmes, prit l'aviron de tribord, Jean l'aviron de babord, et ils attendirent que le patron criat: ?Avant partout!? car il tenait à ce que les manoeuvres fussent exécutées régulièrement.
Ensemble, d'un même effort, ils laissèrent tomber les rames puis se couchèrent en arrière en tirant de toutes leurs forces; et une lutte commen?a pour montrer leur vigueur. Ils étaient venus à la voile tout doucement, mais la brise était tombée et l'orgueil de males des deux frères s'éveilla tout à coup à la perspective de se mesurer l'un contre l'autre.
Quand ils allaient pêcher seuls avec le père, ils ramaient ainsi sans que personne gouvernat, car Roland préparait les lignes tout en surveillant la marche de l'embarcation, qu'il dirigeait d'un geste ou d'un mot: ?Jean, mollis.?--?A toi, Pierre, souque.? Ou bien il disait: ?Allons le un, allons le deux, un peu d'huile de bras.? Celui qui rêvassait tirait plus fort, celui qui s'emballait devenait moins ardent, et le bateau se redressait.
Aujourd'hui ils allaient montrer leurs biceps. Les bras de Pierre étaient velus, un peu maigres, mais nerveux; ceux de Jean gras et blancs, un peu rosés, avec une bosse de muscles qui roulait sous la peau.
Pierre eut d'abord l'avantage. Les dents serrées, le front plissé, les jambes tendues, les mains crispées sur l'aviron, il le faisait plier dans toute sa longueur à chacun de ses efforts; et la Perle s'en venait vers la c?te. Le père Roland, assis à l'avant afin de laisser tout le banc d'arrière aux deux femmes, s'époumonait à commander: ?Doucement, le un--souque le deux.? Le un redoublait de rage et le deux ne pouvait répondre à cette nage désordonnée.
Le patron, enfin, ordonna: ?Stop!? Les deux rames se levèrent ensemble, et Jean, sur l'ordre do son père, tira seul quelques instants. Mais à partir de ce moment l'avantage lui resta; il s'animait, s'échauffait, tandis que Pierre, essoufflé, épuisé par sa crise de vigueur, faiblissait et haletait. Quatre fois de suite, le père Roland fit stopper pour permettre à l'a?né de reprendre haleine et de redresser la barque dérivant. Le docteur alors, le front en sueur, les joues pales, humilié et rageur, balbutiait:
--Je ne sais pas ce qui me prend, j'ai un spasme au coeur. J'étais très bien parti, et cela m'a coupé les bras.
Jean demandait:
--Veux-tu que je tire seul avec les avirons de couple?
--Non, merci, cela passera.
La mère ennuyée disait:
--Voyons, Pierre, à quoi cela rime-t-il de se mettre dans un état pareil, tu n'es pourtant pas un enfant.
Il haussait les épaules et recommen?ait à ramer.
Mme Rosémilly semblait ne pas voir, ne pas comprendre, ne pas entendre. Sa petite tête blonde, à chaque mouvement du bateau, faisait en arrière un mouvement brusque et joli qui soulevait sur les tempes ses fins cheveux.
Mais le père Roland cria: ?Tenez, voici le Prince-Albert qui nous rattrape.? Et tout le monde regarda. Long, bas, avec ses deux cheminées inclinées en arrière et ses deux tambours jaunes, ronds
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