peut être bookmaker ou grand seigneur,
simple reporter ou grand financier, usurier ou emprunteur, diplomate
habile ou mondain véreux,--on ne sait pas. Le krach, qui a ruiné tant de
personnes, acheva de l'enrichir. Tout jeune, je ne lui ai connu que des
maîtresses utiles, et qu'il lâchait--avec une légèreté!--comme le pied
quitte une marche d'escalier pour se poser sur une autre. Voilà un
homme dont j'envie le coeur. Une fois riche, il s'est marié dans les
mêmes principes, à une femme laide comme la vertu, mais qui lui
représentait quatre millions de plus et un parentage de choix. Et il l'a
réduite en servitude avec les formes les plus courtoises, d'une manière
si absolue que c'en est beau de travail. C'est une des rares maisons où je
me plaise. Je m'y sens vengé de mes lâchetés devant le sexe. Aussi le
dîner se passa-t-il pour moi sans trop de mélancolie, à voir l'esclave aux
quatre millions, assise en face de son maître et seigneur, et médusée par
lui, du regard, comme une négresse, dont elle a la bouche, par son
négrier. Nous étions seize à table, en me comptant. Mais à quoi bon
nommer ces personnages, figurants de la coterie dont je fais un peu
partie? Toujours les mêmes, comme les soldats dans les pièces
militaires, ils s'asseyent tous les soirs dans les mêmes maisons, devant
le même dîner, pour dire les mêmes paroles. Il s'en trouve, de ces
coteries, cinquante à Paris, chacune avec ses anecdotes, ses préjugés,
ses exclusions. Et les anecdotes ne sont pas trop sottes ni les préjugés
trop étroits. Car c'est encore une des naïves fatuités répandues parmi les
gens de lettres que la croyance à la bêtise des gens du monde. C'est
comme de prétendre que leurs dîners sont mauvais et que leur luxe sent
le parvenu. Nous avons changé tout cela. Le dîner de Mayence était
remarquable, son château-margaux 74 de premier ordre, et Raymond
Casal, qui a consenti à parler, est, quand il le veut, un des plus jolis
diseurs de mots que je connaisse. C'est lui qui répondait un jour, ou
plutôt une nuit, à une drôlesse devenue sentimentale, et très occupée à
regarder la lune après boire en soupirant: «Comme elle est pâle!...»
--«Elle a passé bien des nuits.» Enfin la salle à manger, comme le
service, comme le salon, comme le fumoir où nous nous retirâmes
après le dîner, étaient du goût le plus exquis. Peu de tableaux dans cet
hôtel, mais de choix, entre autres un Pietro della Francesca, un profil de
femme aux cheveux blonds, presque blancs sous la coiffe roidie de
perles, qui vaut celui du musée Poldi-Pezzoli à Milan. Peu de
tapisseries, mais italiennes, celles qu'un duc de Ferrare fit exécuter sur
les dessins de Raphaël. Aucun encombrement de bibelots. Rien qui
sente le bric-à-brac. Il n'y a qu'un prince héritier ou un seigneur d'Israël
qui puisse s'offrir les quelques objets d'art dont se décore cette demeure.
Voilà encore un trait de nos moeurs contemporaines qui ne sera dans
aucun livre avant vingt ans: l'enrichi intelligent, si bien conseillé ou de
tant de flair qu'il cherche du coup la demi-teinte dans le luxe, cette
coquetterie par laquelle les vrais patriciens humiliaient autrefois leurs
rivaux.... Seulement,--il y a toujours un seulement au travail où
l'homme essaie de se passer du temps,--c'est un peu trop réussi. On ne
rencontre pas une fausse note, et de là une vague impression de factice.
C'est comme la politesse de Mayenne, c'est trop égal, trop complet, trop
soigné. On la croirait faite à la main, comme les cigarettes de
contrebande. Il a trop bien réalisé le type idéal de l'homme du monde.
Malgré moi, je songe, devant la perfection de ses manières, à ce
personnage de comédie que l'on accuse d'avoir volé de l'argent dans la
caisse, «Si c'est possible!» s'écrie-t-il; et, pour mieux attester son
innocence: «J'en ai remis....»
Nous étions donc, après dîner, dans le fumoir, à digérer paresseusement
et à prendre de la véritable eau-de-vie, de 1810, devant un Rubens
enlevé à la vente d'un duc anglais.--D'ici à cinquante ans, tous les
tableaux de valeur s'achèteront là-bas, à mesure que se dépècera cette
vieille aristocratie britannique. Notre hôte a deviné le premier le coup à
faire. Pour ma part, je regardais attentivement cette merveilleuse toile,
la musculature de l'Hercule étouffant le lion et le coloris bleuâtre du
paysage, tout en comparant ce faire au faire si différent du Pietro, et
pensant paresseusement à ce problème insoluble: les conditions de la
vie dans l'oeuvre d'art.... Le nom d'une femme dont j'ai remarqué la
beauté, à je ne sais quelle soirée, ayant frappé mon oreille, j'écoutai, et
il me fut donné d'assister à une des plus aiguës et des plus complètes
dissections de caractère que j'aie suivies. Je m'y connais, c'est mon
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