Physiologie de lamour moderne | Page 3

Paul Bourget
livre en le fermant? S'il doit, après la
dernière page, réfléchir aux questions de la vie morale avec plus de
sérieux, le livre est moral. C'est aux pères, aux mères et aux maris d'en
défendre la lecture aux jeunes garçons et aux jeunes femmes, pour qui
un ouvrage de médecine pourrait être dangereux, lui aussi. Ce danger-là
ne nous regarda plus. Nous n'avons, nous, qu'à penser juste si nous
pouvons et à dire ce que nous pensons. Pour ma part, je m'en tiens à ce
mot que me disait un saint prêtre:--«Il ne faut pas faire de mal aux âmes,
et je suis sûr que la vérité ne leur en fait jamais....»
Je ne me charge pas de discuter les mille critiques qui peuvent être
soulevées contre cette thèse. Je la crois juste, sans me dissimuler que la
peinture de la passion offre toujours ce danger d'exercer une
propagande. Rendre l'artiste responsable de cette propagande, c'est faire
le procès non seulement à tel ou tel livre, mais à toute la littérature.
Larcher, lui, me débitait ces arguments, si j'ai bonne mémoire, une nuit,
et sur le seuil d'un de ces bars où il passait des heures d'une si étrange
abjection à se griser systématiquement. C'était un peu, cette profession
de foi, à cette heure et dans cet endroit, le symbole de toute cette
Physiologie. Pour y revenir, ce même devoir d'exécuteur testamentaire
m'imposait simplement de savoir si mon ami eût jugé conforme à ses
idées, vraies ou fausses, l'impression produite par son livre. Je dois
avouer que j'en ai douté quand je me suis trouvé en présence de ceux de
ses lecteurs qui m'ont dit:--«Ça devait être un rude viveur que votre ami
Claude!... Est-ce que vous n'avez pas encore de côté quelques petites
polissonneries de sa façon?...» Ou encore:--«Vous savez, moi, j'aime
les choses un peu montées. Et cette fois, ce n'est pas le poivre qui
manque!...» Devant ces éloges d'une affreuse ironie pour un écrivain,
chrétien d'inspiration et de pensée, sinon de pratique, je voyais la colère
qui eût saisi mon névropathe d'ami, et je me demandais avec angoisse
si j'avais eu raison d'obéir à son désir d'une publicité posthume. Ce
scrupule vis-à-vis de sa pauvre mémoire m'a empêché deux ans de
donner en volume ces morceaux épars dans les numéros divers de la
Vie. A parler franc, il ne portait, ce scrupule, que sur certains détails des
toutes premières méditations,--qui me paraissaient compromettre,

comme à plaisir, par des partis pris de plaisanterie brutale, ce qu'il y a
dans les autres d'analyse sérieuse et douloureuse. «Si Claude pouvait
revoir ses épreuves,» me disais-je, «avec deux ou trois coups de crayon
il mettrait ces vingt malheureuses pages au point, et je me moquerais
du prudhommisme et de la tartuferie des critiques sur le reste....» Aussi
quelle joyeuse surprise lorsque je reçus de Mlle Claudia Larcher, la
tante de mon malheureux ami, un dernier paquet de notes, retrouvées
dans un coin de secrétaire où Claude les avait sans doutes cachées et
oubliées! C'était un nouveau projet des deux premières méditations. Il y
reste trop d'inutile cynisme. Du moins ce texte-ci ne permettra plus au
lecteur de bonne foi de se méprendre sur l'intention de l'écrivain.
D'autre part, les curieux de variantes, s'il en est pour ce livre incomplet,
retrouveront à travers la collection de la Vie Parisienne les pages
remplacées dans le volume par une version plus conforme au ton
général de l'oeuvre. Sur la feuille de garde qui enveloppait les
morceaux corrigés, Claude avait écrit: «Ces brutalités sont nécessaires
pour amener la Méditation IV, d'un si essentiel enseignement.» On
jugera de cet enseignement et de cette nécessité. Quant à moi, quoiqu'il
me fût cruel de voir lancer à mon meilleur ami le reproche d'avoir
spéculé sur le scandale, je n'aurais pas supprimé de mon chef une ligne
d'un manuscrit qui m'était sacré. Je me réjouis qu'un hasard inattendu
ait levé mes doutes, et je livre cet ouvrage, sans crainte, aujourd'hui,
qu'on y voie autre chose--j'entends légitimement--qu'un recueil de
remarques plus ou moins intéressantes sur un sujet dont les sages
passent leur vie à dire: «Il n'y a pas que cela dans le monde,» et à
prouver par leur conduite qu'il n'y a pourtant que cela. Car cela, ce
mystérieux et fatal charme d'amour,--heureux, c'est le
paradis,--malheureux, c'est l'enfer. J'ajouterai, pour ne pas manquer au
goût de ce que mon ami appelait l'auto-ironie, qu'il en est de cet enfer
comme de l'autre. «Ce grand roi,» disait le prince de Ligne de Frédéric
II, «attachait beaucoup d'importance à sa damnation. Il en parlait
trop....» J'ai souvent pensé à cette phrase en lisant les plaintes de
Claude.--Que sa sincérité lui serve d'excuse!
P.B.
Rapallo, 3 octobre 1890.

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PHYSIOLOGIE DE L'AMOUR MODERNE
FRAGMENTS POSTHUMES D'UN OUVRAGE DE CLAUDE
LARCHER
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