Physiologie de lamour moderne | Page 6

Paul Bourget
femme, la montrant fausse dans sa nature plus encore que dans ses actes, toujours en train de se jouer un personnage à elle-même, incapable d'une émotion vraie, mais adroite en diable à se servir de ses moindres nuances de sentiment, comme d'une mouche que l'on se pose au coin de l'oeil, et une description physique non moins évocatrice. Je voyais, tandis qu'il parlait, la créature fine et blonde, d'un blond d'ondine, toujours comme les cheveux du portrait de Pietro, avec des dents de jeune louve dans une bouche mince, avec un estomac d'acier sous des formes frêles, des nerfs invincibles dans une langueur de jeune saule.
--?Quel coup d'oeil!? dis-je à Casal comme nous sortions du fumoir; ?savez-vous qu'il aurait du talent s'il écrivait comme il parle, ce jeune homme?...?
Raymond mit son doigt sur sa bouche:
--?C'est bête, et bourgeois, et de dixième ordre....? dit-il. ?Mais la haine ce soir l'a rendu étonnant.... Il a été son amant dix-huit mois, à ma connaissance.... C'est toujours dr?le, n'est-ce pas??
* * * * *
--?Casal a raison,? me disais-je en sortant de l'h?tel Mayence à pied, et tout seul, par cette belle et froide nuit. ?C'est toujours dr?le.... Hé bien! je ne suis donc pas le seul que l'amour conduise à la fureur. Faut-il que ce gar?on déteste cette femme, pour en oublier ainsi les plus élémentaires principes de la délicatesse et diffamer devant dix personnes sa ma?tresse d'hier, de demain peut-être? Et c'est ?a l'amour!... Une haine féroce entre deux accouplements....? Cette définition m'amusa. Puis j'avais découvert un nouveau compagnon de bagne. Cela console toujours. Bref, je marchai allègrement jusqu'au boulevard, puis de là vers la place Vend?me. J'entrai au cercle, espérant rencontrer un camarade avec qui tuer un peu de nuit avant d'aller me coucher. Personne. Il était onze heures. L'idée me vint de pousser jusqu'aux bureaux du journal le Conservateur, où je me croyais s?r de trouver l'homme de Paris qui dit le plus volontiers du mal des femmes, mon vieux confrère Rodolphe Accard, le journaliste de ce temps qui a peut-être le plus écrit d'articles et qui en a le moins signé. Et quel original!... Accard a cinquante ans environ aujourd'hui. Il est sale, je dirais comme son peigne, s'il avait jamais peigné ses cheveux embroussaillés et sa barbe inculte. Des dents fortes à broyer des noyaux de pêche, mais jaunes comme le culot de sa pipe; des mains à croire qu'il en ferait de l'encre au besoin, rien qu'en les lavant; la taille d'un géant, une carrure de buveur de bière et l'oeil bleu le plus fin derrière un lorgnon dont le cordon toujours cassé en vingt endroits a l'air d'une petite corde à noeuds pour bateau d'enfants. Voilà un homme aussi sage que Michel Mayence dans ses rapports avec le sexe. Ses moeurs sont simples et franches. Il proteste lui-même n'avoir jamais fréquenté que des ?fenestrières?. Pour s'expliquer ce go?t particulier, il faut se rendre compte que ces dames sont des personnes de l'après-midi, qu'elles abondent rue Montmartre et dans le voisinage, que c'est là le quartier où sont établis les bureaux de beaucoup de journaux et que ledit Accard est le journaliste maniaque, le professionnel le plus enragé, celui qui n'a qu'une passion, qu'une idée, qu'un vice: le Journal. Le vieux Buloz était ainsi pour sa Revue. Depuis sa mort, je crois que personne n'a aimé l'odeur de l'imprimerie comme Accard.
Vers deux heures, il arrive à la rédaction. Remarquez qu'il est officiellement simple bulletinier. Mais ne faut-il pas lire les feuilles du matin? A quatre heures, il les conna?t toutes. Puis vient le tour des dépêches, puis le compte rendu des commissions et de la Chambre. A six heures, il s'enferme dans un petit bureau qu'il s'est fait attribuer et que meuble une collection du journal depuis 1840, époque de sa fondation, par Montalembert, s.v.p.! Il écrit un premier article, quitte à en écrire un second, si l'actualité l'exige. Vers sept heures, il va d?ner, dans un petit restaurant,--pas loin du Conservateur,--où il possède son rond de serviette. Vers huit heures, il fait sa promenade hygiénique,--cent pas de long en large pendant quelque cinquante minutes,--sur le trottoir du boulevard qui longe le journal. A neuf heures, il monte. Personne encore. Le directeur d?ne en ville. Le rédacteur en chef est au théatre. Les reporters courent les cafés. Le secrétaire lui-même est en retard, ayant accepté une invitation chez un romancier qui prépare le lan?age de sa prochaine ?Etude? psychologique, intuitiviste, naturaliste, symboliste, vériste,--ou rienologiste! Alors commence, pour le vrai, le pur ouvrier en journal, une petite angoisse quotidienne. Elle lui représente ce que peut être, pour le cuisinier de race, le d?ner à ne pas manquer, le mat à donner pour le joueur d'échecs, un contre à tromper pour l'escrimeur, une bataille à livrer pour un général. Toutes
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 125
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.