Pelléas et Mélisande | Page 2

Maurice Maeterlinck
Un seul de ses regards me montra qu'il n'était pas Hamlet. Il ne le fut pas un seul instant pour moi. Je le vis s'agiter durant trois heures dans le mensonge. Je voyais clairement qu'il avait ses propres destinées; et celles qu'il voulait représenter m'étaient indiciblement indifférentes à c?té des siennes. Je voyais sa santé et ses habitudes, ses passions et ses tristesses, ses pensées et ses oeuvres, et il essayait vainement de m'intéresser à une vie qui n'était pas la sienne et que sa seule présence avait rendue factice. Depuis je le revois lorsque j'ouvre le livre et Elsinore n'est plus le palais d'autrefois....
"La vérité," dit quelque part Charles Lamb, "la vérité est que les caractères de Shakespeare sont tellement des objets de méditation plut?t que d'intérêt ou de curiosité relativement à leurs actes, que, tandis que nous lisons l'un de ses grands caractères criminels,--Macbeth, Richard, Iago même,--nous ne songeons pas tant aux crimes qu'ils commettent, qu'à l'ambition, à l'esprit d'aspiration, à l'activité intellectuelle qui les poussent à franchir ces barrières morales. Les actions nous affectent si peu, que, tandis que les impulsions, l'esprit intérieur en toute sa perverse grandeur, paraissent seuls réels et appellent seuls l'attention, le crime n'est comparativement rien. Mais lorsque nous voyons représenter ces choses, les actes sont comparativement tout, et les mobiles ne sont plus rien. L'émotion sublime où nous sommes entra?nés par ces images de nuit et d'horreur qu'exprime Macbeth; ce solennel prélude où il s'oublie jusqu'à ce que l'horloge sonne l'heure qui doit l'appeler au meurtre de Duncan; lorsque nous ne lisons plus cela dans un livre, lorsque nous avons abandonné ce poste avantageux de l'abstraction d'où la lecture domine la vision, et lorsque nous voyons sous nos yeux, un homme en sa forme corporelle se préparer actuellement au meurtre; si le jeu de l'acteur est vrai et puissant, la pénible anxiété au sujet de l'acte, le naturel désir de le prévenir tout qu'il ne semble pas accompli, la trop puissante apparence de réalité, provoquent un malaise et une inquiétude qui détruisent totalement le plaisir que les mots apportent dans le livre, où l'acte ne nous oppresse jamais de la pénible sensation de sa présence, et semble plut?t appartenir à l'histoire; à quelque chose de passé et d'inévitable."
Charles Lamb a raison, et pour mille raisons bien plus profondes encore que celles qu'il nous donne. Le théatre est le lien où meurent la plupart des chefs-d'oeuvre, parce que la représentation d'un chef-d'oeuvre à l'aide d'éléments accidentels et humains est antinomique. Tout chef-d'oeuvre est un symbole, et le symbole ne supporte pas la présence active de l'homme. Il suffit que le coq chante, dit Hamlet, pour que les spectres de la nuit s'évanouissent. Et de même, le poème perd sa vie "de la seconde sphère" lorsqu'un être de la sphère inférieure s'y introduit. L'accident ramène le symbole à l'accident; et le chef-d'oeuvre, en son essence, est mort durant le temps de cette présence et de ses traces.
Les Grecs n'ignorèrent pas cette antinomie, et leurs masques que nous ne comprenons plus ne servaient probablement qu'à atténuer la présence de l'homme et à soulager le symbole. Aux époques où le théatre eut une vie véritable, il la d?t peut-être uniquement à quelque circonstance ou à quelque artifice qui venait en aide du poème dans sa lutte contre l'homme. Ainsi, sous Elisabeth, par exemple, la déclamation était une sorte de mélopée, le jeu était conventionnel, et la scène aussi. Il en était à peu près de même sous Louis XIV. Le poème se retire à mesure que l'homme s'avance. Le poème veut nous arracher du pouvoir de nos sens et faire prédominer le passé et l'avenir; l'homme, au contraire, n'agit que sur nos sens et n'existe que pour autant qu'il puisse effacer cette prédomination. S'il entre en scène avec toutes ses puissances, et libre comme s'il entrait dans une forêt; si sa voix, ses gestes, et son attitude ne sont pas voilées par un grand nombre de conventions synthétiques; si l'on aper?oit un seul instant l'être vivant qu'il est et l'ame qu'il possède,--il n'y a pas de poème au monde qui ne recule devant lui. A ce moment précis, le spectacle du poème s'interrompt et nous assistons à une scène de la vie extérieure, qui, de même qu'une scène de la rue, de la rivière, ou du champ de bataille, a ses beautés éternelles et secrètes, mais qui est néanmoins impuissante à nous arracher du présent, parce qu'en cet instant nous n'avons pas la qualité pour apercevoir ces beautés invisibles, qui ne sont que "des fleurs offertes aux vers aveugles."
Et c'est pour ces raisons, et pour d'autres encore qu'on pourrait rechercher dans les mêmes parages, que j'avais destiné mes petits drames à des êtres indulgents aux poèmes, et que, faute de mieux, j'appelle "Marionettes."
MAURICE MAETERLINCK.

Pélléas and Mélisande.
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