ensemble? Le secrétaire de la mairie, qui faisait sa partie de billard au café situé justement en face de la maison des dames D..., vit ou crut voir passer et repasser derrière les vitres de cette maison la dame étrangère, vêtue singulièrement, disait-il, et même magnifiquement. La toilette de voyage de Laurence était pourtant d'une simplicité de bon go?t; mais la femme de Paris, et la femme artiste surtout, donne aux moindres atours un prestige éblouissant pour la province. Toutes les dames des maisons voisines se collèrent à leurs croisées, les entr'ouvrirent même, et s'enrhumèrent toutes plus ou moins, dans l'espérance de découvrir ce qui se passait chez la voisine. On appela la servante comme elle allait au marché, on l'interrogea. Elle ne savait rien, elle n'avait rien entendu, rien compris; mais la personne en question était fort étrange, selon elle. Elle faisait de grands pas, parlait avec une grosse voix, et portait une pelisse fourrée qui la faisait ressembler aux animaux des ménageries ambulantes, soit à une lionne, soit à une tigresse; la servante ne savait pas bien à laquelle des deux. Le secrétaire de la mairie décida qu'elle était vêtue d'une peau de panthère, et l'adjoint du maire trouva fort probable que ce f?t la duchesse de Berry. Il avait toujours soup?onné la vieille D... d'être légitimiste au fond du coeur, car elle était dévote. Le maire, assassiné de questions par les dames de sa famille, trouva un expédient merveilleux pour satisfaire leur curiosité et la sienne propre. Il ordonna au ma?tre de poste de ne délivrer de chevaux à l'étrangère que sur le vu de son passe-port. L'étrangère, se ravisant et remettant son départ au lendemain, fit répondre par son domestique qu'elle montrerait son passe-port au moment où elle redemanderait des chevaux. Le domestique, fin matois, véritable Frontin de comédie, s'amusa de la curiosité des citadins de Saint-Front, et leur fit à chacun un conte différent. Mille versions circulèrent et se croisèrent dans la ville. Les esprits furent très-agités, le maire craignit une émeute; le procureur du roi intima à la gendarmerie l'ordre de se tenir sur pied, et les chevaux de l'ordre public eurent la selle sur le dos tout le jour.
--?Que faire? disait le maire qui était un homme de moeurs douces et un coeur sensible envers le beau sexe. Je ne puis envoyer un gendarme pour examiner brutalement les papiers d'une dame! --?à votre place, je ne m'en gênerais pas! disait le substitut, jeune magistrat farouche qui aspirait à être procureur du roi, et qui travaillait à diminuer son embonpoint pour ressembler tout à fait à Junius Brutus. --?Vous voulez que je fasse de l'arbitraire! reprenait le magistrat pacifique. La mairesse tint conseil avec les femmes des autres autorités, et il fut décidé que M. le maire irait en personne, avec toute la politesse possible, et s'excusant sur la nécessité d'obéir à des ordres supérieurs, demander à l'inconnue son passeport.
Le maire obéit, et se garda bien de dire que ces ordres supérieurs étaient ceux de sa femme. La mère D... fut un peu effrayée de cette démarche; Pauline, qui la comprit fort bien, en fut inquiète et blessée; Laurence ne fit qu'en rire, et, s'adressant au maire, elle l'appela par son nom, lui demanda des nouvelles de toutes les personnes de sa famille et de son intimité, lui nommant avec une merveilleuse mémoire jusqu'au plus petit de ses enfants, l'intrigua pendant un quart d'heure, et finit par s'en faire reconna?tre. Elle fut si aimable et si jolie dans ce badinage, que le bon maire en tomba amoureux comme un fou, voulut lui baiser la main, et ne se retira que lorsque madame D... et Pauline lui eurent promis de le faire d?ner chez elles ce même jour avec la belle actrice de la capitale. Le d?ner fut fort gai. Laurence essaya de se débarrasser des impressions tristes qu'elle avait re?ues, et voulut récompenser l'aveugle du sacrifice qu'elle lui faisait de ses préjugés en lui donnant quelques heures d'enjouement. Elle raconta mille historiettes plaisantes sur ses voyages en province, et même, au dessert, elle consentit à réciter à M. le maire des tirades de vers classiques qui le jetèrent dans un délire d'enthousiasme dont madame la mairesse e?t été sans doute fort effrayée. Jamais l'aveugle ne s'était autant amusée; Pauline était singulièrement agitée; elle s'étonnait de se sentir triste au milieu de sa joie. Laurence, tout en voulant divertir les autres, avait fini par se divertir elle-même. Elle se croyait rajeunie de dix ans en se retrouvant dans ce monde de ses souvenirs, où elle croyait parfois être encore en rêve.
On était passé de la salle à manger au salon, et on achevait de prendre le café, lorsqu'un bruit de socques dans l'escalier annon?a l'approche d'une visite. C'était la femme du maire, qui, ne pouvant
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