de chagrin, et en pressant sa mère dans ses bras, pour lui faire comprendre ce qu'elle éprouvait. Laurence palit, puis se remettant aussit?t: --?Je m'attendais à cela, dit-elle à Pauline avec un sourire dont la douceur et la dignité l'étonnèrent et la troublèrent un peu.
--?Allons, reprit l'aveugle, qui craignait instinctivement de déplaire à sa fille, en raison du besoin qu'elle avait de son dévouement, laissez-moi le temps de me remettre un peu; je suis si surprise! et comme cela, au réveil, on ne sait trop ce qu'on dit... Je ne voudrais pas vous faire de chagrin, Mademoiselle... ou Madame... Comment vous appelle-t-on maintenant? --?Toujours Laurence, répondit l'actrice avec calme. --?Et elle est toujours Laurence, dit avec chaleur la bonne Pauline en l'embrassant, toujours la même ame généreuse, le même noble coeur... --?Allons, arrange-moi, ma fille, dit l'aveugle, qui voulait changer de propos, ne pouvant se résoudre ni à contredire sa fille ni à réparer sa dureté envers Laurence; coiffe-moi donc, Pauline; j'oublie, moi, que les autres ne sont point aveugles, et qu'ils voient en moi quelque chose d'affreux. Donne-moi mon voile, mon mantelet... C'est bien, et maintenant apporte-moi mon chocolat de santé, et offres-en aussi à... cette dame.
Pauline jeta à son amie un regard suppliant auquel celle-ci répondit par un baiser. Quand la vieille dame, enveloppée dans sa mante d'indienne brune à grandes fleurs rouges, et coiffée de son bonnet blanc surmonté d'un voile de crêpe noir qui lui cachait la moitié du visage, se fut assise vis-à-vis de son frugal déjeuner, elle s'adoucit peu à peu. L'age, l'ennui et les infirmités l'avaient amenée à ce degré d'égo?sme qui fait tout sacrifier, même les préjugés les plus enracinés, aux besoins du bien-être. L'aveugle vivait dans une telle dépendance de sa fille, qu'une contrariété, une distraction de celle-ci pouvait apporter le trouble dans cette suite d'innombrables petites attentions dont la moindre était nécessaire pour lui rendre la vie tolérable. Quand l'aveugle était commodément couchée, et qu'elle ne craignait plus aucun danger, aucune privation pour quelques heures, elle se donnait le cruel soulagement de blesser par des paroles aigres et des murmures injustes les gens dont elle n'avait plus besoin; mais, aux heures de sa dépendance, elle savait fort bien se contenir, et encha?ner leur zèle par des manières plus affables. Laurence eut le loisir de faire cette remarque dans le courant de la journée. Elle en fit encore une autre qui l'attrista davantage: c'est que la mère avait une peur réelle de sa fille. On e?t dit qu'à travers cet admirable sacrifice de tous les instants, Pauline laissait percer malgré elle un muet mais éternel reproche, que sa mère comprenait fort bien et redoutait affreusement. Il semblait que ces deux femmes craignissent de s'éclairer mutuellement sur la lassitude qu'elles éprouvaient d'être ainsi attachées l'une à l'autre, un être moribond et un être vivant: l'un effrayé des mouvements de celui qui pouvait à chaque instant lui enlever son dernier souffle, et l'autre épouvanté de cette tombe où il craignait d'être entra?né à la suite d'un cadavre.
Laurence, qui était douée d'un esprit judicieux et d'un coeur noble, se dit qu'il n'en pouvait pas être autrement; que d'ailleurs cette souffrance invincible chez Pauline n'?tait rien à sa patience et ne faisait qu'ajouter à ses mérites. Mais, malgré cela, Laurence sentit que l'effroi et l'ennui la gagnaient entre ces deux victimes. Un nuage passa sur ses yeux et un frisson dans ses veines. Vers le soir, elle était accablée de fatigue, quoiqu'elle n'e?t pas fait un pas de la journée. Déjà l'horreur de la vie réelle se montrait derrière cette poésie, dont au premier moment elle avait, de ses yeux d'artiste, enveloppé la sainte existence de Pauline. Elle e?t voulu pouvoir persister dans son illusion, la croire heureuse et rayonnante dans son martyre comme une vierge catholique des anciens jours, voir la mère heureuse aussi, oubliant sa misère pour ne songer qu'à la joie d'être aimée et assistée ainsi; enfin elle e?t voulu, puisque ce sombre tableau d'intérieur était sous ses yeux, y contempler des anges de lumière, et non de tristes figures chagrines et froides comme la réalité. Le plus léger pli sur le front angélique de Pauline faisait ombre à ce tableau; un mot prononcé sèchement par cette bouche si pure détruisait la mansuétude mystérieuse que Laurence, au premier abord, y avait vue régner. Et pourtant ce pli au front était une prière; ce mot errant sur les lèvres, une parole de sollicitude ou de consolation; mais tout cela était glacé comme l'égo?sme chrétien, qui nous fait tout supporter en vue de la récompense, et désolé comme le renoncement monastique, qui nous défend de trop adoucir la vie humaine à autrui aussi bien qu'à nous-mêmes.
Tandis que le premier enthousiasme de l'admiration na?ve s'affaiblissait chez l'actrice, tout aussi na?vement et en dépit d'elles-mêmes, une
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