Pathologie Verbale, ou lésions de certains mots dans le cours de lusage | Page 7

Émile Littré
à coup destre tombe en
désuétude; pour remplacer ce mot indispensable, l'usage va chercher
l'adjectif droit, qui signifie direct, sans courbure, sans détours. Il a fallu
certainement beaucoup d'imagination pour y trouver le côté opposé au
côté gauche; néanmoins il valait bien mieux conserver destre que créer
une amphibologie dans le mot droit en lui donnant deux sens qui ne
dérivent l'un de l'autre que par une brutalité de l'usage. N'est-ce pas en
effet une brutalité impardonnable que de tuer aveuglément d'excellents
mots pour leur donner de très médiocres remplaçants?
Dupe.--La dupe est un ancien nom (usité encore dans le Berry sous la

forme de dube) de la huppe, oiseau. La huppe ou dupe passe pour un
des plus niais. Il a donc été facile à l'esprit populaire de transporter le
nom de l'oiseau aux gens qui se laissent facilement attraper. Toutefois,
il faut noter que c'est l'argot ou jargon qui a fourni cette acception
détournée; ainsi nous l'apprend Du Cange dans une citation d'un texte
du quinzième siècle; citation qui montre que ce n'est pas d'aujourd'hui
que la langue va chercher des suppléments dans l'argot. Quand on
emploie le verbe duper, il est certainement curieux de parcourir en
pensée le chemin qu'a fait le sens du langage populaire pour tirer d'une
observation de chasseur ou de paysan sur le peu d'intelligence d'un
oiseau un terme aussi expressif. Malheureusement, dupe comme nom
de l'oiseau a complètement péri dans la langue actuelle. Quand nous
disons un étourneau pour un homme étourdi, une pie pour une femme
bavarde, comme étourneau et pie sont restés noms d'oiseaux, rien ne
nous masque la métaphore. Mais dupe n'est plus pour nous un nom
d'oiseau, et, au sens de personne facile à tromper, ce n'est qu'un signe
que l'on penserait conventionnel, si l'étymologie ne rendait pas son
droit à l'origine concrète, réelle, du mot.
Échapper.--Que l'on se reporte par la pensée au temps où nos aïeux
parlaient encore latin, mais un latin populaire qui dérogeait beaucoup à
la langue classique. A ce moment se forma le mot capa, que les
étymologistes dérivent de capere, contenir, et qui désigne un vêtement
embrassant tout le corps. Il fut facile d'en produire le composé
excapare, signifiant tirer hors de la chape, ou sortir de la chape. Dans
ce milieu néo-latin, le terme classique evadere n'était pas en usage. Le
langage, et surtout le langage populaire, a de l'inclination pour le style
métaphorique. C'est à ce style qu'appartient échapper; on se plut à dire
sortir de la chape, au lieu de dire s'évader; et le verbe nous est resté,
mais sans le piquant qu'il avait à l'origine; car qui, en disant échapper,
songe désormais à une chape, ou, s'il y songe, ose se fier à une si forte
métaphore?
Éclat.--Les néologismes de signification sont quelquefois à noter aussi
bien que les néologismes de mot. D'origine, éclat signifie un fragment
détaché par une force soudaine. Dès le quinzième siècle, tout en
gardant son acception primitive, il prend celle de bruit grand et soudain;

mais ce n'est que dans le dix-septième siècle qu'il reçoit sa dernière
transformation, celle qui, au propre et au figuré, lui attribue l'acception
d'apparition d'une grande lumière. Les transformations de sens sont
bien enchaînées. L'usage a mis un long temps entre chacune; la rupture
d'un fragment l'a conduit à un grand bruit; puis un grand bruit l'a
conduit à une grande lumière. Il n'y a qu'à le féliciter d'avoir ainsi
étendu le champ occupé par le mot.
Éconduire.--Ce verbe est un cas assez compliqué de pathologie
linguistique. Il ne se trouve qu'au quinzième siècle avec le sens
d'excuser, c'est-à-dire de se défaire, par paroles, de quelqu'un ou de
quelque chose. Or ce sens ne peut, à aucun titre, appartenir à éconduire,
qui représente exconducere, conduire hors. Mais, dans les siècles
antérieurs qui n'ont pas éconduire, on trouve escondire, qui a
précisément, et par l'étymologie et par l'usage, la signification
d'employer la parole pour écarter quelqu'un ou quelque chose; car il
vient du latin fictif excondicere. A un certain moment, la langue, se
méprenant, a donné à escondire la forme éconduire, en lui laissant son
acception propre qui ne lui convenait plus; puis, l'étymologie reprenant
ses droits, les modernes, sans lui ôter sa signification usurpée, lui ont
restitué le sens légitime de conduire hors. Si au quinzième siècle l'usage
n'avait pas commis la lourde faute de transformer escondire en
esconduire, on aurait gardé escondire pour se défaire de... par paroles,
et créé esconduire pour écarter, éloigner. Au lieu de cela, il a doublé la
méprise; si c'est escondire qu'il a voulu garder, ce verbe ne peut
signifier conduire hors; si c'est esconduire qu'il a voulu créer, ce verbe
ne peut signifier se défaire par paroles. Mais le mal est fait; il ne reste
plus qu'à se soumettre et à juger.
Épellation,
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