Pathologie Verbale, ou lésions de certains mots dans le cours de lusage | Page 8

Émile Littré
qui n'aurait pas d? présenter de difformité. Il est bien vrai que nous disons appeler par une seule l, et appellation par deux; et c'est sur ce modèle qu'on s'est cru autorisé à écrire et à prononcer épellation; faible justification d'une faute d'orthographe. Appellation dérive non de appeler, mais directement du latin appellationem, tandis qu'il n'y a point de latin expellationem qui puisse donner épellation; ce mot vient donc d'épeler, et l'on n'avait pas la liberté de doubler l. Mais qu'est ce verbe épeler? un très vieux mot qu'on trouve dans nos anciens textes, qui n'a rien de commun avec appeler et qui provient du germanique. Le sens propre en est expliquer, signifier; la langue moderne, le détournant de son acception générale, lui a donné l'acception spéciale de nommer les lettres pour en former un mot. Et vraiment, quand on lit dans un document du douzième siècle: Bethsames, cest nom espelt (ce nom veut dire) cité de soleil, on touche le moderne épeler. Fait bien curieux, certains mots peuvent avoir une existence latente que rien ne révèle; on les croirait morts et pourtant ils ne le sont pas. Espeler au sens d'expliquer, de signifier, est depuis longtemps hors d'usage; il semblait oublié; mais il ne l'était pas tellement que l'usage ne soit allé le chercher dans sa retraite, et même l'ait assez rajeuni pour lui attribuer un emploi nouveau.
épiloguer.--Les mots ne nous appartiennent pas; ils proviennent non de notre fonds, mais d'une tradition. Nous ne pouvons en faire sans réserve ce que nous voulons, ni les séparer de leur nature propre pour les transformer en purs signes de convention. On est donc toujours en droit de rechercher, dans les remaniements que l'usage leur inflige, ce qui reste, si peu que ce soit, de leur acception primordiale et organique. épiloguer exista dans les quinzième et seizième siècles. Je n'en connais pas d'exemple qui remonte plus haut, à moins qu'on ne suppose l'existence du verbe grace à l'existence du substantif verbal, attestée au quatorzième siècle par une citation de Du Gange: ?épilogacion, c'est longue chose briefment récitée.? épilogue, epilogus, , signifient discours ajouté à un autre discours; aussi le verbe qui en dérive n'a-t-il dans ces deux siècles que le sens de résumer, récapituler. Jusque-là tout va de soi; mais le dix-septième siècle, qui re?oit le mot, n'en respecte pas la signification, et il l'emploie sans vergogne au sens de critiquer, trouver à redire. Est-ce pure fantaisie? non, pas tout à fait; dans ces écarts il y a de la fantaisie sans doute, mais il y a aussi un rémora imposé par le passé. A ce terme manifestement d'origine savante et qui lui déplut comme terme courant, l'usage, en un moment d'humeur, s'avisa de lui infliger une signification péjorative; et, cela fait, on passa sans grande peine de résumer, récapituler, à critiquer, trouver à redire.
Espiègle.--On peut admirer comment une langue sait faire de la grace et de l'agrément avec un mot qui semblait ne pas s'y prêter. Il y a en allemand un vieux livre intitulé Till Ulspiegle, qui décrit la vie d'un homme ingénieux en petites fourberies. Remarquons que Ulespiegel signifie miroir de chouette. Laissant de c?té ce qui pouvait se rencontrer de peu convenable dans les faits et gestes du personnage, notre langue en a tiré le joli mot espiègle, qui ne porte à l'esprit que des idées de vivacité, de grace et de malice sans méchanceté. C'est vraiment, qu'on me passe le jeu de mot, une espièglerie de bon aloi, que d'avoir ainsi transfiguré le vieil et rude Ulespiegle.
Fille.--Ce mot, si noble et si doux, est un de ceux que la langue moderne a le plus maltraités; car elle y a introduit quelque chose de malhonnête. L'ancienne langue exprimait par fille uniquement la relation de l'enfant du sexe féminin au père ou à la mère; elle avait plusieurs mots pour désigner la jeune femme, mescine, touse, bachele et son diminutif bachelette, garce (voy. ce mot plus loin), enfin pucelle, qui n'avait pas le sens particulier d'aujourd'hui et qui représentait, non pour l'étymologie, mais pour la signification, le latin puella. La perte profondément regrettable de ces mots essentiels a fait qu'il n'a plus été possible de rendre, sinon par une périphrase (jeune fille), le latin puella, ou bien l'allemand M?dchen et l'anglais maid. Mais ce n'a pas été le seul dommage: fille a été dégradé jusqu'à signifier la femme qui se prostitue. L'usage est parfois bien intelligent et bien ingénieux; mais ici il s'est montré dénué de prévoyance et singulièrement grossier et malhonnête.
Finance.--Le latin disait solvere pour payer. De ce verbe, l'ancien fran?ais fit soudre avec le même sens. Pourquoi ce verbe, qui satisfaisait au besoin de rendre une idée essentielle, ne devint-il pas d'un usage commun, et laissa-t-il à la langue l'occasion de chercher à détourner de leur acception
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