Pêcheur dIslande | Page 4

Pierre Loti
bruns de son grand frère, mais il se sentait timide en
touchant à ce sujet grave.)
--Moi!... Un de ces jours, oui, je ferai mes noces - et il souriait, ce Yann,
toujours dédaigneux, roulant ses yeux vifs - mais avec aucune des filles
du pays; non, moi, ce sera avec la mer, et je vous invite tous, ici tant
que vous êtes, au bal que je donnerai...
Ils continuèrent de pêcher, car il ne fallait pas perdre son temps en
causeries: on était au milieu d'une immense peuplade de poissons, d'un
banc voyageur, qui, depuis deux jours, ne finissait pas de passer. Ils
avaient tous veillé la nuit d'avant et attrapé, en trente heures, plus de
mille morues très grosses; aussi leurs bras forts étaient las, et ils
s'endormaient. Leur corps veillait seul, et continuait de lui-même sa
manoeuvre de pêche, tandis que, par instants, leur esprit flottait en plein
sommeil. Mais cet air du large qu'ils respiraient était vierge comme aux
premiers jours du monde, et si vivifiant que, malgré leur fatigue, ils se
sentaient la poitrine dilatée et les joues fraîches.
La lumière matinale, la lumière vraie, avait fini par venir; comme au
temps de la Genèse elle s'était séparée d'avec les ténèbres qui
semblaient s'être tassées sur l'horizon, et restaient là en masses très
lourdes; en y voyant si clair, on s'apercevait bien à présent qu'on sortait
de la nuit, - que cette lueur d'avant avait été vague et étrange comme
celle des rêves.
Dans ce ciel très couvert, très épais, il y avait çà et là des déchirures,
comme des percées dans un dôme, par où arrivaient de grands rayons
couleur d'argent rose.

Les nuages inférieurs étaient disposés en une bande d'ombre intense,
faisant tout le tour des eaux, emplissant les lointains d'indécision et
d'obscurité. Ils donnaient l'illusion d'un espace fermé, d'une limite; ils
étaient comme des rideaux tirés sur l'infini, comme des voiles tendus
pour cacher de trop gigantesques mystères qui eussent troublé
l'imagination des hommes. Ce matin-là, autour du petit assemblage de
planches qui portait Yann et Sylvestre, le monde changeant du dehors
avait pris un aspect de recueillement immense; il s'était arrangé en
sanctuaire, et les gerbes de rayons, qui entraient par les traînées de cette
voûte de temple, s'allongeaient en reflets sur l'eau immobile comme sur
un parvis de marbre. Et puis, peu à peu, on vit s'éclairer très loin une
autre chimère: une sorte de découpure rosée très haute, qui était un
promontoire de la sombre Islande...
Les noces de Yann avec la mer!... Sylvestre y repensait, tout en
continuant de pêcher sans plus oser rien dire. Il s'était senti triste en
entendant le sacrement du mariage ainsi tourné en moquerie par son
grand frère; et puis surtout, cela lui avait fait peur, car il était
superstitieux.
Depuis si longtemps il y songeait, à ces noces de Yann! Il avait rêvé
qu'elles se feraient avec Gaud Mével, - une blonde de Paimpol, - et que,
lui, aurait la joie de voir cette fête avant de partir pour le service, avant
cet exil de cinq années, au retour incertain, dont l'approche inévitable
commençait à lui serrer le coeur...
Quatre heures du matin. Les autres, qui étaient restés couchés en bas,
arrivèrent tous trois pour les relever. Encore un peu endormis, humant à
pleine poitrine le grand air froid, ils montaient en achevant de mettre
leurs longues bottes, et ils fermaient les yeux, éblouis d'abord par tous
ces reflets de lumière pâle.
Alors Yann et Sylvestre firent rapidement leur premier déjeuner du
matin avec des biscuits; après les avoir cassés à coups de maillet, ils se
mirent à les croquer d'une manière très bruyante, en riant de les trouver
si durs. Ils étaient redevenus tout à fait gais à l'idée de descendre dormir,
d'avoir bien chaud dans leurs couchettes, et, se tenant l'un l'autre par la
taille, ils s'en allèrent jusqu'à l'écoutille, en se dandinant sur un air de

vieille chanson.
Avant de disparaître par ce trou, ils s'arrêtèrent à jouer avec un certain
Turc, le chien du bord, un terre-neuvien tout jeune, qui avait d'énormes
pattes encore gauches et enfantines. Ils l'agaçaient de la main; l'autre les
mordillait comme un loup, et finit par leur faire du mal. Alors Yann,
avec un froncement de colère dans ses yeux changeants, le repoussa
d'un coup trop fort qui le fit s'aplatir et hurler.
Il avait le coeur bon, ce Yann, mais sa nature était restée un peu
sauvage, et quand son être physique était seul en jeu, une caresse douce
était souvent chez lui très près d'une violence brutale.
Chapitre II
Leur navire s'appelait la Marie, capitaine Guermeur. Il allait chaque
année faire la grande pêche dangereuse dans ces régions froides où les
étés n'ont plus de nuits.
Il était très ancien, comme la Vierge
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